dimanche 29 mai 2016

1915 : la première année de guerre

Maurice ETIENNE

Sous-Lieutenant au 367ème Régiment d'Infanterie


Chapitre VII

1915 : la première année de guerre




Année 1915



Janvier 1915... [suite résumée des lettres de Maurice].

Première piqûre, qui le rend assez malade pendant deux jours. Deuxième piqûre sans fièvre. En ce qui concerne leur alimentation, une instruction ministérielle prescrit de leur donner du hareng ou de la morue, deux jours sur trois, afin d'épargner le bétail.

Maurice se fait proposer, soit pour officier d'Infanterie de Réserve, soit pour officier d'Administration. A cet effet il réclame de toute urgence à sa mère un extrait de son casier judiciaire n°2, un certificat de bonne vie et mœurs et des extraits de ses diplômes de Licencié en Droit et de l’École des Sciences Politiques. Son dossier doit être établi pour le 25 janvier.

Il prend tous les quinze jours de petites permissions sous le manteau de la cheminée, pour venir à Paris.

Le 12 février... il reçoit de Paul Guéneau, de Lyon, un imperméable en soie spéciale comprenant pèlerine, couvre-képi, etc. très précieux contre la pluie.

Le 25 février... sa santé se ressentait encore des fatigues antérieures et du manque de confort actuel. Aussi, est-il admis à l'Infirmerie du Dépôt, puis à l'Hôpital Temporaire n°32, service du Docteur Girard, de Sens, pour une otite qui le fait beaucoup souffrir.

Le 19 mars... il sort enfin de l'Hôpital, son otite guérie sans opération. Il appréhende de partir de suite, faible comme il est, car on doit envoyer au front un détachement de 400 hommes pour remplacer en nombre égal des soldats du 368° qui viennent de sauter dans l'explosion d'une mine. Mais sa proposition pour officier la fait maintenir provisoirement au Dépôt.

Le 15 avril... Maurice souffre de l'estomac depuis quelques temps. Il a cessé temporairement du fumer et se nourrit de pâtes. Il loue une chambre à raison de 20Frs par mois. Il va rendre visite au grand-père Boige qui lui a fait un parfait accueil et lui offre un excellent déjeuner, qui le change des harengs (hors d’œuvre, pâtes, côtelettes aux petits pois, poulet, salade, gâteaux, etc.)

Fin avril... en attendant le résultat de sa proposition pour officier, il est nommé sergent et appelé à faire l'instruction des Bleus de la classe 16, ce qui le distrait et lui plaît même beaucoup. A Sens, il se distingue avec son escouade en éteignant un incendie.

Début mai... il passe un premier examen éliminatoire en vue de sa proposition pour officier de Réserve. Son Commandant lui pose les deux questions suivantes :
1/- surface du cercle ???
2/- Formation de l'unité allemande
Très brillant sur la première, il montra beaucoup de fantaisie et d'originalité pour la seconde. Il est juste de dire que l'une et l'autre des questions n'avaient qu'un rapport lointain avec le service des tranchées. Maurice est retenu comme admissible.

Le 14 mai... avec le printemps, les conditions matérielles de la vie se sont beaucoup améliorées. L'examen général pour officier de réserve approchant, il se fait envoyer un certain nombre de livres. De mon coté, je le recommande à l'un de mes anciens subordonnés du front, la Capitaine Cassanade, officier d'ordonnance du Général Commandant la Subdivision, Président du Jury des examens. L'examen de Maurice se déroule d'ailleurs dans de bonnes conditions, et il eut d'excellentes notes.

Le 20 juin... notre fils fait ses préparatifs pour se rendre avec ses hommes au camp d'Estissac, en vue de manœuvres à exécuter dans cette région.

Le 28 juin... il reçoit la nouvelle de la mort de son cousin Jean Capdepon, âgé de 30 ans, Lieutenant aux Chasseurs Alpins, tué le 21 juin 1915 à la tête de sa section d'une balle en plein cœur à Metzeral dans les Vosges. Jean avait déjà été grièvement blessé en Alsace en même temps que Maurice.

Il apprend également que sa proposition pour officier n'avait pas abouti. J'avais bien écrit au Général Margot, Directeur de l'Infanterie, pour lui recommander Maurice, mais ma lettre arriva trop tard. L'échec provient du défaut d'ancienneté dans le grade de sergent, la barre ayant été tirée juste au-dessus du nom de mon fils, malgré les bonnes notes obtenues, et dont j'obtins confirmation par la voie du Général.

Dans le même temps, Maurice reçoit l'ordre de quitter Estissac et de se rendre à Sens, en vue d'un départ prochain au front.

Le 1er Juillet... Maurice part pour Sens, extrêmement regretté par les jeunes recrues qu'il avait instruites et qui demandaient en masse à partir avec lui. Il a le temps de faire un saut Paris pour ses adieux à Maman. Il sait qu'il est affecté à la 20° Compagnie du 368° du Bois-le-Prêtre, Quart de Réserve, secteur postal 84, à l'ouest de Pont-à-Mousson.

Le 3 Juillet... il quitte Sens et rejoint sa compagnie, toujours comme sergent. Le secteur est calme pour le moment.

Le 5 juillet... Maurice paraît satisfait. Les conditions matérielles sont bonnes. Ce jour là, ils ont déjeuné avec du homard sauce mayonnaise et une grosse omelette. Mais l'eau est détestable et il se fait envoyer du permanganate de potasse pour la purifier. Il est heureux de rencontrer son cousin, le Lieutenant du Génie André Hermil, au cœur de la forêt de Puvenelle, et le lendemain il tombe dans les bras de son meilleur ami, le Médecin aide-Major Henri Codet. Tous les trois déjeunent ensemble au fond du Bois-le-Prêtre.
Vue du sommet du parapet d'une tranchée de première ligne ; tranchées ennemies à 40 mètres


Cela commence à chauffer dans le secteur. Maurice a eu une grosse déception de ne pas être nommé Sous-lieutenant, mais au lieu de se décourager il se promet de « faire l'impossible pour gagner en face de l'ennemi le galon qui lui a été refusé une première fois à l'intérieur. » 
Maurice dans la tranchée, sous la croix


Le Bois-le-Prêtre est un endroit malsain. Les pertes récentes y ont été énormes, et malgré un gros renfort amené par Maurice, on n'a pu reconstituer qu'un bataillon à compagnies réduites. On commence à se rendre compte que la campagne sera longue.

Le 13 Juillet... on est toujours convenablement approvisionné en vivres mais Maurice réclame des cigarettes. Ils ont eu à soutenir de très rudes attaques. L'effort boche commence à se briser de ce coté. Notre fils signale la discordance de la réalité avec les affirmations des communiqués officiels.

Le 19 juillet... le 368° est redescendu du Quart de Réserve, à l'effectif de 400 hommes, et on l'a reconstitué à un seul bataillon. Son Capitaine, Vannier, ne lui inspire pas grande confiance. C'est un comptable au Comptoir Général d'Escompte.

Au contraire, il apprécie beaucoup son chef de Bataillon, le Commandant Maréchal. Le chef d’État-Major est le Commandant Guerrier, qu'il a connu à Trégastel. Le Colonel Eberlé ne se montre pas souvent.

La Brigade est commandée par le Colonel Florentin, avec qui il s'est toujours bien entendu et qui est la bravoure faite officier.

Il ne cesse de pleuvoir, les tranchées sont pleines d'eau, et on ne peut dormir une heure. On mange ce que l'on peut, et froid. Il faut constamment veiller aux marmites et torpilles.

Le 24 Juillet… le régiment est au repos dans la forêt de Puvenelle, après douze jours des plus pénibles. Maurice retrouve André ainsi que Codet, qui lui offre un gîte et d'excellents repas. En descendant du Bois-le-Prêtre, son capitaine l'a proposé pour Sous-lieutenant et il exulte. Son chef ignorait la proposition antérieure, « j'ai donc l'illusion de croire que c'est dû à mon seul mérite. », écrit Maurice.

Le 27 Juillet… le régiment remonte dans les tranchées. Il ne cesse de pleuvoir et Maurice réclame à grands cris son imperméable et sa montre. Il se porte très bien, malgré la pluie diluvienne, et il a gagné un appétit d'ogre dans cette vie au plein air. Il envoie des bagues d'aluminium à sa mère et ses sœurs.

Le 1er Août… il est toujours aux tranchées, entre Fey-en-Haye et Quart-en-Réserve. Il pleut sans discontinuer. Le régiment sera relevé demain et envoyé pour six jours en seconde ligne.

Le 4 Août… il apprend, ce jour là, sa nomination au grade de Sous-lieutenant à titre temporaire, à dater du 29 juillet. Il est affecté à la 19° Compagnie du 368°, même secteur. Il écrit cette nouvelle de Pont-à-Mousson où il est allé s'équiper. Il réclame d'urgence des effets.

Le 5 Août… le Sous-lieutenant Maurice Etienne est aux anges. Outre un bon mandat qui courrait depuis quelques temps après lui, il touche son indemnité de premier équipement, 650 Frs, qui lui semble une fortune. Il s'équipe à Pont-à-Mousson avec modération, car les Mussipontins, sous prétexte de bombardement, majorent sérieusement leurs prix. Il réalise néanmoins l'objet de ses rêves depuis le début, l'achat de deux articles de luxe « un stylo et un rasoir Gilette. » En même temps, il reçoit de sa mère du linge et une montre. La vie d'officier lui paraît superlativement bonne. Plus de fusil, ni de baïonnette, ni de harnais qui écrase le dos. Mais ce qu'il apprécie par-dessus tout, c'est un ordonnance. Il a eu – de ce coté – la main heureuse. Il est tombé sur un brave auvergnat nommé Pouteau, le plus dévoué et le plus débrouillard des hommes. Ce dernier – qui a déjà enterré deux sous-lieutenants – vient d'en expédier un troisième, blessé, sur Lyon. Maurice espère que la Providence trouvera ce compte suffisant pour un seul ordonnance.. Du reste il y a beaucoup d'auvergnats dans sa compagnie et les autres soldats les appellent « les Alliés », leur déniant ainsi la qualité de français. La compagnie ne compte que 110 hommes, au lieu de l'effectif normal de 200 hommes et plus.
Le soldat Pouteau, nommé ordonnance de Maurice

Tous les officiers de son Bataillon sont des réservistes à l'exception du Commandant Maréchal. Son nouveau capitaine est – dans le civil – un placier en gros, aimable mais peu militaire. Leur moral est médiocre. Quant à lui, toujours optimiste, il essaie de réchauffer cette atmosphère, mais – in petto – il reconnaît que la situation sur le front, la vraie, n'est pas toujours celle que vantent les journaux. Il ajoute que ses collègues, malgré tous les ordres ministériels, ont dans le voisinage leurs épouses ou assimilées.

Enfin, par malheur et comme étant le plus jeune de grade, il remplit les fonctions de chef de popote, situation peu enviable, car peu dans ses cordes, alors que les cuistots des officiers ont gravement besoin d'être surveillés.

Il a reçu une lettre de Vezzani qui s'est fait verser dans une usine à l'intérieur. Il le prévoyait.

Le 8 Août… il prévient Maman qu'à dater de ce jour toutes les lettres du front devront être remises ouvertes ; il ne pourra donc plus relater que des banalités. Mais le but de cette mesure sera difficilement atteint. Car avec la logique française, on donne en même des permissions, et les permissionnaires vont se charger du transport des lettres.
Ils montent aux tranchées.

Le 10 Août… La pluie fait rage. Les 3 kilomètres de boyaux de communications ont – dans le fond – 40 centimètres d'eau. Lui-même a un abri assez confortable à l'épreuve des projectiles de calibre moyen. On va bientôt les mettre au repos dans la forêt de Puvenelle, et il pourra finir de s'habiller et de s'équiper.

Le 12 Août… Maurice vient de recevoir d'Alger, par les soins de Magdeleine, un paquet soi-disant de linge, qui contient en réalité d'excellents cigares. Ils ont un gros succès auprès des membres de la popote. Depuis quelques temps, les Boches ne sont pas sages, et on médite de leur infliger une correction.

Le 13 Août… Dans les tranchées, on a de l'eau jusqu'aux genoux. L'Autorité a rapporté la décision concernant l'ouverture des lettres, de crainte de mécontenter les poilus. En outre, ces derniers qui depuis 40 jours n'ont pas vu une seule maison, murmurent et réclament que leur prochain repos ait lieu dans un village français, et non dans des paillotes nègres, au fond d'un bois. L’Autorité leur donne satisfaction, car il importe de ménager le moral des soldats si durement éprouvés.

Maurice apprend qu'Henri Crépey a été versé dans l’Artillerie, arme moins éprouvée que l'Infanterie.

Le 15 Août… A l'occasion de la fête de l'Assomption, il assiste à une messe en plein air, près de l'Auberge St. Pierre. La cérémonie est dénuée de tout luxe. Les bougies n'ont rien voulu savoir pour rester allumées, et la toile de tente qui servait de nappe d'autel s'est envolée deux fois pendant le Saint-Sacrifice. La fenêtre à gauche de la tête du prêtre, sur la photo, est celle de la chambre de Maurice au cantonnement.

Le 18 Août… Magdeleine, qui est à Alger auprès de son beau-père le Général Hanoteau, Gouverneur de la ville, lui fait savoir qu'elle est convalescente d'une forte fièvre typhoïde. En même temps, sa belle-mère s'est cassée la jambe en tombant dans un escalier de leur villa officielle et garde le lit. Tout s'est bien passé, grâce aux bons soins du Docteur Benhamou, Professeur-adjoint à la Faculté. Nous n'avions été prévenus de rien.

Le 20 Août… le 368° arbore pour la première fois le casque d'acier, qui parut d'abord un peu lourd, mais semble diminuer dans de fortes proportions la fréquence ou la gravité des blessures à la tête. Codet s'est fait évacuer sur un hôpital pour fatigue généralisée.

Le 25 Août… Maurice prend sa première leçon d'équitation avec André Hermil, sur un vieux cheval de cuisine roulante.

Le 30 Août… La Division, la 73° du Général Lebocq, a été relevée toute entière et ramenée au repos en arrière du front, à proximité de Nancy. Elle a besoin d'être retapée, matériellement et moralement, après une année passée en luttes continuelles et acharnées au Bois-le-Prêtre.

Maurice date ses lettres de Liverdun où il se trouve délicieusement bien. Il profite de cette villégiature pour canoter et se perfectionner dans l'équitation.
Maurice à Liverdun, au premier plan

Le 7 Septembre… Il est au repos, remettant ses hommes en mains par de fréquents exercices. Depuis le 2, il est en possession d'un superbe uniforme neuf bleu horizon, et d'un imperméable, objet suprême de ses désirs.

Le 12 Septembre… le 368° quitte Liverdun pour une destination inconnue, qui ne sera probablement pas le Bois-le-Prêtre, dit-il à sa mère.

Le 22 Septembre… (lettre écrite à moi) Des camions automobiles viennent de les enlever inopinément et de les transporter à pied d’œuvre, c.a.d. à La Croix des Carmes et au quart de Réserve. La vie dure va recommencer, mais il ne faut pas le dire à Maman, à qui il raconte qu'il est toujours au repos.

Le 25 Septembre… De son coté, on prépare un fort coup de torchon qui permettra d'utiliser les travaux du Génie préparés par le Lieutenant André Hermil. L'attente du signal d'exécution fait une drôle d'impression à fleur de peau.

Depuis une quinzaine, Maman et ses sœurs sont à Prudhomme. Maurice continue à leur laisser croire qu'ils sont toujours à Liverdun.

Le 26 Septembre… L'attaque projetée, subordonnée aux événements de Champagne, parait de jour en jour plus probable. Les hommes, à qui on a lu la circulaire du Général Joffre, sont convaincus que ça ira et leur moral est remarquable.

Malgré sa confiance en sa bonne étoile, Maurice prévoit le pire. En m'écrivant, il me fait une sorte de testament. D'abord un aperçu de sa situation financière, actif et passif, après envoi de sa solde à Maman. Il a 80 Frs sur lui, une jolie montre en argent au poignet et un stylo. S'il est tué, réclamer sa belle cantine neuve qui renferme pas mal d'effets personnels, et surtout son Gilette. Il laisse Maman dans l'ignorance de sa situation géographique et de l'attaque en préparation.

Le 4 Octobre… L'attaque n'a pas encore eu lieu, mais André Hermil a vendu la mèche, et Maman sait que Maurice est remonté dans les tranchées. A la date du 4 octobre, Maurice obtient la Croix de Guerre et une bonne citation à l'ordre de la Brigade pour être allé chercher, de jour, à 30 mètres des réseaux de fil de fer ennemis et avoir ramené dans nos lignes un blessé allemand (voir citation in fine).
Un coin, à Fay-en-Haye

Le 7 Octobre… l'attaque est ajournée sine die.

Le 9 Octobre… Grâce à la Croix de Guerre et à l'intervention du Général Roques, son commandant d'Armée, il obtient une permission de dix jours pour Paris.
Maurice (sous la croix)

Le 20 Octobre… A son retour, et jusqu'au 1er janvier 1916, Maurice se plaint du froid, de la neige, du désœuvrement, de l'ennemi, pendant ces longues journées et ces interminables nuits dans les tranchées, le tout entrecoupé de quelques rares repos, dont un passé pour l'instruction à Jaillon, près de Liverdun.

Toutefois, sa santé se maintient bonne, sauf « un léger rhumatisme sous le petit doigt du pied gauche, une bagatelle. »


En somme, l'année 1915 lui a plutôt été favorable. On est dans l'attente d'événements militaires importants, dès que le temps le permettra.

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