Maurice
ETIENNE
Sous-Lieutenant
au 367ème Régiment d'Infanterie
Chapitre
VI
1914 :
la mobilisation et le départ au front
Année
1914 – (seconde moitié)
… Les
événements se précipitaient. A partir du 27 juillet la guerre
était considérée comme inévitable. Les premiers transports de
cavalerie vers la frontière commencèrent le mercredi 29, après une
série d'appels individuels. Enfin, l'ordre général de mobilisation
fut publié le samedi 1er
août à 3 heures du soir, et les affiches commençaient de suite à
couvrir les murs autour du Ministère de la Guerre.
Le
1er
jour de la mobilisation était fixé au 2 août. Mon intention n'est
pas de raconter tout ou partie des opérations d'ordre général,
mais de suivre Maurice pas à pas, jusqu'au 28 juin 1917, date de sa
mort.
A
partir du vendredi 31 juillet, il se produisit à Paris une grande
gêne pour le règlement des achats courants, en raison du manque de
monnaie. Quant aux banques, elles ne se dé-saisissaient plus des
comptes courants, en sorte que plus d'un citoyen fortuné se trouva
momentanément gêné. Pour la première fois on vit apparaître les
coupures de 20 francs, de 10 et de 5 francs, de la Banque de France,
commodes mais insuffisantes en nombre et ne satisfaisant pas encore
tous les besoins en menue monnaie. Il fallut longtemps pour qu'à
Paris la Chambre de Commerce émit de plus faibles coupures.
L'exemple devait nous venir de province. Pour ma part, j'eus de la
peine à solder les chaussures de campagne de Maurice.
Le
samedi soir 1er
août, il y eut une dernière réunion à la maison. Le dîner
comprenait Maurice et son ami intime Vezzani, jeune entrepreneur en
ciment armé, André Hermil, alors élève à l’École des Ponts et
Chaussées, qui se disposait à rejoindre son dépôt du Génie à
Avignon, nous laissant sa malle et son testament, et enfin René
Lacuire qui allait partir au dépôt du 2° d'Artillerie à Grenoble,
ses examens interrompus ne devant jamais être terminés. En effet,
les admissibles à l'X furent considérés comme reçus.
Le
dernier repas en commun fut néanmoins plein d'entrain. Une bouteille
de Haut-Brion fut vidée au succès certain de nos armes. Une
seconde, mise de coté pour le jour de la victoire finale, est encore
là. Notre réunion ne pouvait être plus complète.
Le
dimanche 2 août fut consacré aux préparatifs de départ, rendus
d'autant plus difficiles qu'aucun mode de transport ne fonctionnait
plus. Le départ définitif eut lieu le lundi matin, 3 août,
deuxième jour de la mobilisation. Pendant que je prenais le train à
8 heures du matin à la gare Montparnasse pour Angers, où j'allais
occuper les fonctions de Chef d’État-Major de la 86° Division
Territoriale, Maurice se rendait à la gare de Lyon pour rejoindre à
Sens le dépôt du 368° Régiment d'Infanterie. Il était caporal à
la 18° Compagnie. Tous ces mouvements dans Paris coûtèrent
beaucoup de temps et de fatigue, car il fallait tout porter à bras
avec l'aide, il est vrai, de nombreux citoyens d'un enthousiasme
indescriptible, qui soulageaient de leur mieux les premiers
mobilisés.
Quant
à Pierre et Magdeleine, détachés à Chartres, ils furent ramenés
à Versailles par un train militaire.
Cinq
jours après, Maurice s'embarquait avec son régiment, lesté de dix
Louis d'or, Il allait constituer, dans la région de Toul, la 73°
Division qui devait prendre part à nos premiers combats. Ce que fit
le régiment de Maurice jusqu'au 20 septembre ne nous est
qu'imparfaitement connu. Mais avant de résumer les quelques lettres
que le service postal, si défectueux au début, avait laissé
filtrer, je dois dire que ma femme et mes deux filles, le premier
torrent de fuyards civils écoulé hors de Paris, s'étaient rendues
vers le 20 août dans la Nièvre, à Prudhomme, propriété du
Général Hanoteau, qui, de Versailles, avait été nommé Gouverneur
d'Alger. Ce fut la position centrale de la famille pendant la
bourrasque août-septembre 1914.
Simone Etienne, Hélène Hanoteau et Magdeleine Etienne |
Je
vais maintenant résumer les brèves lettres de Maurice, placées par
ordre chronologiques. Beaucoup ne donnent que de simples indications
de santé.
5
août 1914 : Nous nous embarquons de Sens pour Toul « afin
de tirer quelques teutons »
Moral général excellent.
9
août : Départ de Toul pour se porter en avant « histoire
de s'amuser un peu »
12
août : Maurice est aux environs de Pont-à-Mousson, au fond
d'une tranchée, dans une position mal commode. On n'a pas encore
pris le combat avec les boches. On entend seulement le canon tout
près et le tac-tac des mitrailleuses. Les hommes ont dans l'idée
qu'ils sont destinés à investir et à prendre Metz. Ils tuent
quelques uhlans en reconnaissance et fusillent deux espions. Ils
vivent largement sur le pays, « avec
poules, canards, lapins, œufs, lait, etc. recueillis soit à titre
gracieux soit à la foire d'empoigne. »
Quinze
jours se passent en marches, confections de tranchées, fusillades
d'espions appartenant à toutes les classes de la société, qui
pullulent etc... par une chaleur torride, sans quitter la région.
Puis, l'offensive allemande s'étant produite, départ pour
Luneville, Bayon, etc. où le régiment arrive trop tard, seulement
pour enterrer les morts. Maurice est frappé de la très forte
proportion des gradés tués du coté français.
10
septembre : Ensuite, la 368° revient dans la région de Toul et
prend part à des luttes très vives qui aboutissent à la reprise de
Point-à-Mousson. Alors aux environs du 10 septembre, nouvelle fugue
du coté de Saint-Mihiel, le Fort de Troyon, la trouée de Spada. Les
combats furent très violents et les avalanches de projectiles furent
telles que Maurice affirme « décidément
les balles n'ont pas voulu de moi »
Il est sale, noir, avec une barbe hirsute. Les repas sont plus
qu'irréguliers et il a fallu plus d'une fois renverser la marmite
pour se remettre en route. Avec cela, la pluie s'est mise de la
partie et on couche fréquemment étendu dans l'herbe humide. Le
linge commence à faire défaut et Maurice n'a plus qu'une chemise en
loques. Par exemple, il a pu se rendre possesseur d'une superbe
capote bavaroise qui se venge en l'écrasant de son poids.
18
septembre : Quoique épuisé par ces marches et combats
ininterrompus, le 368° reçoit l'ordre de se poster contre le flanc
gauche des fortes colonnes ennemies marchant de Metz sur Toul, et une
lutte opiniâtre s'engage vers Flirey-Limey.
20
septembre : C'était un dimanche. Dans la journée, le 368°
s'était emparé de Limey, après un violent bombardement de notre
artillerie, suivi d'un assaut à la baïonnette. La nuit suivante se
passa à se chauffer dans les maisons du village qui brûlait en
partie. Il pleuvait depuis une quinzaine de jours, et pouvoir se
sécher parut une bonne aubaine.
21
septembre : Le lendemain, à 4 heures du matin, les boches
prononcent un retour offensif, préparé par une rafale de
projectiles contre le village, dont les rares maisons intactes
prennent feu. Le 368° est forcé d'évacuer Limey et le Capitaine de
la 18° Compagnie, en se repliant, commet la lourde faute de déployer
ses hommes à la sortie même du village, sur une position déjà
repérée par l'artillerie adverse. La 1ère escouade, celle de
Maurice, est prise sous le feu et mise instantanément hors de
combat. Le capitaine est tué, la tête emportée par un projectile.
Quant à Maurice, il reçoit trois balles de shrapnel à la tête,
savoir « l'une
qui pénètre dans la joue gauche et s'y incruste entre chair et
peau, la deuxième qui déchire superficiellement la joue droite, à
quelques millimètres au-dessous de l’œil, la troisième qui
écorche le cuir chevelu, sans grande gravité ».
Une quatrième l'atteint à l'épaule gauche, et une cinquième
traverse l'avant-bras droit dans une partie de sa longueur, du coude
au poignet. Cette dernière blessure fut la plus douloureuse, la plus
gênante et la plus longue à se cicatriser. Au moment où il se
relevait, tout couvert de sang, un deuxième obus tombe à ses pieds,
s'enfonce dans le sol, et projette Maurice en l'air à plus de deux
mètres de hauteur, sans le blesser directement. Mais en retombant,
mon fils se luxe l'épaule. Quand il reprend ses sens, il se trouve
seul et incapable de porter son sac dont il dut se débarrasser,
ainsi que de la fameuse capote bavaroise.
Il
avait eu sa pipe cassée à la bouche.
En
résumé, aucune de ces blessures ne met ses jours en danger et il
cherche un poste de secours pour se faire panser. Mais tout a battu
en retraite, et il doit faire 6 kilomètres à pied avant de
rencontrer la moindre formation sanitaire. Ses jambes, heureusement,
sont valides, mais son épaule le fait cruellement souffrir. De
l'ambulance, il envoyé sur Toul, puis sur Lyon.
24
septembre : Après un interminable trajet, il est hospitalisé à
l'Hôpital Municipal N° 307, au 18 rue de la Reconnaissance à
Villeurbanne, dirigé par Madame Herriot, où il arrive vers le 24
septembre. Là, il est admirablement soigné. Nos parents de Lyon,
Jeanne Crépet, Paul Etienne, Ferdinand Commandeur, Professeur à la
Faculté de Médecine, viennent aussitôt le voir et le comblent de
tout ce qui peut lui être agréable.
28
septembre : Maman et Simone, dès qu'elles furent prévenues,
quittent Prudhomme pour venir s'installer à son chevet. Elles le
trouvent couvert de bandages, méconnaissable, très amaigri, avec
une barbe de sapeur. Sa sœur Magdeleine vient les rejoindre.
3
octobre : Madame Herriot obtient que Maurice soit affecté à
l'Hôpital Millevoye, N° 35 au 14 quai de l'Est à Lyon, ce qui le
rapproche de la famille. Nous ne serons jamais assez reconnaissant à
la famille Millevoye des soins qu'elle a prodigué à notre fils, de
son dévouement si affectueux, de ses attentions et des mille
distractions qu'elle lui a procurées. La période de convalescence,
rapidement arrivée, fut pour Maurice une oasis délicieuse au milieu
des tribulations de cette terrible guerre. Il était invité de tous
cotés, et chacun s'ingéniait à lui rendre la vie douce.
22
octobre : Maman et nos deux filles rentrèrent à Prudhomme,
leur présence n'étant plus utile à Lyon. Puis, la situation
militaire le permettant, elles revinrent définitivement à Paris le
25 octobre.
L'heure
du départ allait sonner aussi pour Maurice que des soins aussi
dévoués avaient bien remis sur pied. Les derniers jours furent
l'occasion de réceptions charmantes, de la part de tous les membres
de ma famille et de mon ami Paul Guéneau. Mon fils s'y rendait en
tenue civile, ses vêtements de guerre étant presque in-portables,
et il empruntait pour cela les habits du jeune Millevoye. Le Docteur
Ferdinand Commandeur voulut lui offrir son dernier repas.
3
novembre : Le mardi 3 novembre, dans la soirée, Maurice, très
ému, quittait Lyon où il était arrivé en si piteux état et dont
il conservait un souvenir attendri. Pendant ces six semaines
d'hospitalisation, son poids avait augmenté de six kilos. De ses
blessures, il ne subsistait qu'une forte cicatrice à l'avant-bras et
une glorieuse balafre à la joue gauche, y compris la balle qui y
était restée prisonnière.
Une
fois arrivé à Sens, et installé, il écrivit une lettre de
remerciement à M. Millevoye, qui lui répondit en ces termes :
« Lyon,
le 23 novembre.
Mon
cher et jeune ami,
La
salle Jeanne d'Arc de l'Asile Auxiliaire vous regrette, et aussi tous
les camarades, toutes les infirmières et l'Administrateur, etc. Le
bridge est plus mélancolique et les farces, qui sévissent toujours,
sont moins joyeuses. Tous, nous vous suivons de nos vœux dans les
tranchées où vous allez bientôt retourner. Ce sera pour vous une
vie nouvelle, car aux temps héroïques où vous avez été blessé,
vous n'aviez pas encore connu l'existence souterraine. Mais avec
votre excellent état moral, vous saurez prendre le bon coté des
choses. Votre entrain relèvera le courage de vos compagnons et, par
10° de froid, vous les réchaufferez avec votre gaîté. Il est
excellent qu'il y ait, dans ces trous d'hivernage, des cœurs bien
trempés qui, par leur calme et leur optimisme, dissipent l'ennui et
les regrets. Je suis sûr que vous serez un de ces donneurs d'exemple
parmi lesquels la vaillance est facile parce qu'ils l'ont dans le
sang. Du moins, dans ces longues heures d'hiver, vous pourrez
évoquer, pour vous réconforter à votre tour, la vive sympathie de
ceux qui, à l'Hôpital du Quai de l'Est, vous ont connu et apprécié
et vous accompagneront de leurs souhaits parmi vos nouvelles et
glorieuses aventures,
Nous
espérons que vous ne nous laisserez pas sans nouvelle,
A
vous,
Jacques
Millevoye. »
A
son retour à Sens, il reçoit de son ami Vezzani, réformé au début
de la guerre, une lettre exubérante pour lui annoncer qu'il vient
d'être déclaré apte à faire campagne. Maurice, qui le connaît
bien, juge que ce feu de paille s'éteindra vite sous l'action des
premiers projectiles.Lui-même, devenu plus calme et moins
impressionnable, mais toujours plein d'une ardeur contenue et d'un
patriotisme raisonné, il estime que cette deuxième mentalité,
formée par l'expérience, est bien supérieure à la première et
plus durable.
5
novembre : En débarquant à Sens, il apprend par son ancien
lieutenant que sur 17 hommes dont se composait son escouade du début,
5 ont été tués, 9 sont blessés et 3 malades, dont un à l'article
de la mort.
Après
son retour, il est inoccupé au dépôt et s'ennuie. Il a beau
dévorer les livres d'une bibliothèque d'occasion, les journées
sont longues. Il a loué une petite chambre chez une vieille
demoiselle, Mlle. Barbe, qui est pleine d'attentions. Pour combattre
l'inaction qui lui pèse, il se fait désigner pour suivre à Bourges
le cours d'instruction de Mitrailleurs.
6
décembre : Parti de Sens, il arrive à Bourges et se met
rapidement au courant, grâce à un travail intensif. Il apprécie
les effets terrifiants d'une mitrailleuse bien dirigée, ce dont on
se rendait si peu compte en France au début de la campagne. Ce
stage, très instructif par ailleurs, le fit affecter plus tard à
une compagnie de mitrailleuses, et fut peut-être la cause indirecte
de sa mort.
Fin
décembre, Maurice rentre à Sens et il y retrouve, avec le même
désœuvrement, plus de froid et moins de confortable. Il a même une
vie monotone, à périr d'ennui. On profite de leur inaction pour les
vacciner contre la fièvre typhoïde.
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