samedi 14 mai 2016

1914 : la mobilisation et le départ au front

Maurice ETIENNE

Sous-Lieutenant au 367ème Régiment d'Infanterie


Chapitre VI

1914 : la mobilisation et le départ au front




Année 1914 – (seconde moitié)



Les événements se précipitaient. A partir du 27 juillet la guerre était considérée comme inévitable. Les premiers transports de cavalerie vers la frontière commencèrent le mercredi 29, après une série d'appels individuels. Enfin, l'ordre général de mobilisation fut publié le samedi 1er août à 3 heures du soir, et les affiches commençaient de suite à couvrir les murs autour du Ministère de la Guerre.

Le 1er jour de la mobilisation était fixé au 2 août. Mon intention n'est pas de raconter tout ou partie des opérations d'ordre général, mais de suivre Maurice pas à pas, jusqu'au 28 juin 1917, date de sa mort.

A partir du vendredi 31 juillet, il se produisit à Paris une grande gêne pour le règlement des achats courants, en raison du manque de monnaie. Quant aux banques, elles ne se dé-saisissaient plus des comptes courants, en sorte que plus d'un citoyen fortuné se trouva momentanément gêné. Pour la première fois on vit apparaître les coupures de 20 francs, de 10 et de 5 francs, de la Banque de France, commodes mais insuffisantes en nombre et ne satisfaisant pas encore tous les besoins en menue monnaie. Il fallut longtemps pour qu'à Paris la Chambre de Commerce émit de plus faibles coupures. L'exemple devait nous venir de province. Pour ma part, j'eus de la peine à solder les chaussures de campagne de Maurice.

Le samedi soir 1er août, il y eut une dernière réunion à la maison. Le dîner comprenait Maurice et son ami intime Vezzani, jeune entrepreneur en ciment armé, André Hermil, alors élève à l’École des Ponts et Chaussées, qui se disposait à rejoindre son dépôt du Génie à Avignon, nous laissant sa malle et son testament, et enfin René Lacuire qui allait partir au dépôt du 2° d'Artillerie à Grenoble, ses examens interrompus ne devant jamais être terminés. En effet, les admissibles à l'X furent considérés comme reçus.

Le dernier repas en commun fut néanmoins plein d'entrain. Une bouteille de Haut-Brion fut vidée au succès certain de nos armes. Une seconde, mise de coté pour le jour de la victoire finale, est encore là. Notre réunion ne pouvait être plus complète.

Le dimanche 2 août fut consacré aux préparatifs de départ, rendus d'autant plus difficiles qu'aucun mode de transport ne fonctionnait plus. Le départ définitif eut lieu le lundi matin, 3 août, deuxième jour de la mobilisation. Pendant que je prenais le train à 8 heures du matin à la gare Montparnasse pour Angers, où j'allais occuper les fonctions de Chef d’État-Major de la 86° Division Territoriale, Maurice se rendait à la gare de Lyon pour rejoindre à Sens le dépôt du 368° Régiment d'Infanterie. Il était caporal à la 18° Compagnie. Tous ces mouvements dans Paris coûtèrent beaucoup de temps et de fatigue, car il fallait tout porter à bras avec l'aide, il est vrai, de nombreux citoyens d'un enthousiasme indescriptible, qui soulageaient de leur mieux les premiers mobilisés.



Quant à Pierre et Magdeleine, détachés à Chartres, ils furent ramenés à Versailles par un train militaire.

Cinq jours après, Maurice s'embarquait avec son régiment, lesté de dix Louis d'or, Il allait constituer, dans la région de Toul, la 73° Division qui devait prendre part à nos premiers combats. Ce que fit le régiment de Maurice jusqu'au 20 septembre ne nous est qu'imparfaitement connu. Mais avant de résumer les quelques lettres que le service postal, si défectueux au début, avait laissé filtrer, je dois dire que ma femme et mes deux filles, le premier torrent de fuyards civils écoulé hors de Paris, s'étaient rendues vers le 20 août dans la Nièvre, à Prudhomme, propriété du Général Hanoteau, qui, de Versailles, avait été nommé Gouverneur d'Alger. Ce fut la position centrale de la famille pendant la bourrasque août-septembre 1914. 

Simone Etienne, Hélène Hanoteau et Magdeleine Etienne
 

Je vais maintenant résumer les brèves lettres de Maurice, placées par ordre chronologiques. Beaucoup ne donnent que de simples indications de santé.

5 août 1914 : Nous nous embarquons de Sens pour Toul « afin de tirer quelques teutons » Moral général excellent.

9 août : Départ de Toul pour se porter en avant « histoire de s'amuser un peu »

12 août : Maurice est aux environs de Pont-à-Mousson, au fond d'une tranchée, dans une position mal commode. On n'a pas encore pris le combat avec les boches. On entend seulement le canon tout près et le tac-tac des mitrailleuses. Les hommes ont dans l'idée qu'ils sont destinés à investir et à prendre Metz. Ils tuent quelques uhlans en reconnaissance et fusillent deux espions. Ils vivent largement sur le pays, « avec poules, canards, lapins, œufs, lait, etc. recueillis soit à titre gracieux soit à la foire d'empoigne. »





Quinze jours se passent en marches, confections de tranchées, fusillades d'espions appartenant à toutes les classes de la société, qui pullulent etc... par une chaleur torride, sans quitter la région. Puis, l'offensive allemande s'étant produite, départ pour Luneville, Bayon, etc. où le régiment arrive trop tard, seulement pour enterrer les morts. Maurice est frappé de la très forte proportion des gradés tués du coté français.

10 septembre : Ensuite, la 368° revient dans la région de Toul et prend part à des luttes très vives qui aboutissent à la reprise de Point-à-Mousson. Alors aux environs du 10 septembre, nouvelle fugue du coté de Saint-Mihiel, le Fort de Troyon, la trouée de Spada. Les combats furent très violents et les avalanches de projectiles furent telles que Maurice affirme « décidément les balles n'ont pas voulu de moi » Il est sale, noir, avec une barbe hirsute. Les repas sont plus qu'irréguliers et il a fallu plus d'une fois renverser la marmite pour se remettre en route. Avec cela, la pluie s'est mise de la partie et on couche fréquemment étendu dans l'herbe humide. Le linge commence à faire défaut et Maurice n'a plus qu'une chemise en loques. Par exemple, il a pu se rendre possesseur d'une superbe capote bavaroise qui se venge en l'écrasant de son poids.

18 septembre : Quoique épuisé par ces marches et combats ininterrompus, le 368° reçoit l'ordre de se poster contre le flanc gauche des fortes colonnes ennemies marchant de Metz sur Toul, et une lutte opiniâtre s'engage vers Flirey-Limey.

20 septembre : C'était un dimanche. Dans la journée, le 368° s'était emparé de Limey, après un violent bombardement de notre artillerie, suivi d'un assaut à la baïonnette. La nuit suivante se passa à se chauffer dans les maisons du village qui brûlait en partie. Il pleuvait depuis une quinzaine de jours, et pouvoir se sécher parut une bonne aubaine.

21 septembre : Le lendemain, à 4 heures du matin, les boches prononcent un retour offensif, préparé par une rafale de projectiles contre le village, dont les rares maisons intactes prennent feu. Le 368° est forcé d'évacuer Limey et le Capitaine de la 18° Compagnie, en se repliant, commet la lourde faute de déployer ses hommes à la sortie même du village, sur une position déjà repérée par l'artillerie adverse. La 1ère escouade, celle de Maurice, est prise sous le feu et mise instantanément hors de combat. Le capitaine est tué, la tête emportée par un projectile. Quant à Maurice, il reçoit trois balles de shrapnel à la tête, savoir « l'une qui pénètre dans la joue gauche et s'y incruste entre chair et peau, la deuxième qui déchire superficiellement la joue droite, à quelques millimètres au-dessous de l’œil, la troisième qui écorche le cuir chevelu, sans grande gravité ». Une quatrième l'atteint à l'épaule gauche, et une cinquième traverse l'avant-bras droit dans une partie de sa longueur, du coude au poignet. Cette dernière blessure fut la plus douloureuse, la plus gênante et la plus longue à se cicatriser. Au moment où il se relevait, tout couvert de sang, un deuxième obus tombe à ses pieds, s'enfonce dans le sol, et projette Maurice en l'air à plus de deux mètres de hauteur, sans le blesser directement. Mais en retombant, mon fils se luxe l'épaule. Quand il reprend ses sens, il se trouve seul et incapable de porter son sac dont il dut se débarrasser, ainsi que de la fameuse capote bavaroise.
Il avait eu sa pipe cassée à la bouche.
En résumé, aucune de ces blessures ne met ses jours en danger et il cherche un poste de secours pour se faire panser. Mais tout a battu en retraite, et il doit faire 6 kilomètres à pied avant de rencontrer la moindre formation sanitaire. Ses jambes, heureusement, sont valides, mais son épaule le fait cruellement souffrir. De l'ambulance, il envoyé sur Toul, puis sur Lyon.

24 septembre : Après un interminable trajet, il est hospitalisé à l'Hôpital Municipal N° 307, au 18 rue de la Reconnaissance à Villeurbanne, dirigé par Madame Herriot, où il arrive vers le 24 septembre. Là, il est admirablement soigné. Nos parents de Lyon, Jeanne Crépet, Paul Etienne, Ferdinand Commandeur, Professeur à la Faculté de Médecine, viennent aussitôt le voir et le comblent de tout ce qui peut lui être agréable.

28 septembre : Maman et Simone, dès qu'elles furent prévenues, quittent Prudhomme pour venir s'installer à son chevet. Elles le trouvent couvert de bandages, méconnaissable, très amaigri, avec une barbe de sapeur. Sa sœur Magdeleine vient les rejoindre.



3 octobre : Madame Herriot obtient que Maurice soit affecté à l'Hôpital Millevoye, N° 35 au 14 quai de l'Est à Lyon, ce qui le rapproche de la famille. Nous ne serons jamais assez reconnaissant à la famille Millevoye des soins qu'elle a prodigué à notre fils, de son dévouement si affectueux, de ses attentions et des mille distractions qu'elle lui a procurées. La période de convalescence, rapidement arrivée, fut pour Maurice une oasis délicieuse au milieu des tribulations de cette terrible guerre. Il était invité de tous cotés, et chacun s'ingéniait à lui rendre la vie douce.

22 octobre : Maman et nos deux filles rentrèrent à Prudhomme, leur présence n'étant plus utile à Lyon. Puis, la situation militaire le permettant, elles revinrent définitivement à Paris le 25 octobre.

L'heure du départ allait sonner aussi pour Maurice que des soins aussi dévoués avaient bien remis sur pied. Les derniers jours furent l'occasion de réceptions charmantes, de la part de tous les membres de ma famille et de mon ami Paul Guéneau. Mon fils s'y rendait en tenue civile, ses vêtements de guerre étant presque in-portables, et il empruntait pour cela les habits du jeune Millevoye. Le Docteur Ferdinand Commandeur voulut lui offrir son dernier repas.

3 novembre : Le mardi 3 novembre, dans la soirée, Maurice, très ému, quittait Lyon où il était arrivé en si piteux état et dont il conservait un souvenir attendri. Pendant ces six semaines d'hospitalisation, son poids avait augmenté de six kilos. De ses blessures, il ne subsistait qu'une forte cicatrice à l'avant-bras et une glorieuse balafre à la joue gauche, y compris la balle qui y était restée prisonnière.

Une fois arrivé à Sens, et installé, il écrivit une lettre de remerciement à M. Millevoye, qui lui répondit en ces termes :

« Lyon, le 23 novembre.

Mon cher et jeune ami,

La salle Jeanne d'Arc de l'Asile Auxiliaire vous regrette, et aussi tous les camarades, toutes les infirmières et l'Administrateur, etc. Le bridge est plus mélancolique et les farces, qui sévissent toujours, sont moins joyeuses. Tous, nous vous suivons de nos vœux dans les tranchées où vous allez bientôt retourner. Ce sera pour vous une vie nouvelle, car aux temps héroïques où vous avez été blessé, vous n'aviez pas encore connu l'existence souterraine. Mais avec votre excellent état moral, vous saurez prendre le bon coté des choses. Votre entrain relèvera le courage de vos compagnons et, par 10° de froid, vous les réchaufferez avec votre gaîté. Il est excellent qu'il y ait, dans ces trous d'hivernage, des cœurs bien trempés qui, par leur calme et leur optimisme, dissipent l'ennui et les regrets. Je suis sûr que vous serez un de ces donneurs d'exemple parmi lesquels la vaillance est facile parce qu'ils l'ont dans le sang. Du moins, dans ces longues heures d'hiver, vous pourrez évoquer, pour vous réconforter à votre tour, la vive sympathie de ceux qui, à l'Hôpital du Quai de l'Est, vous ont connu et apprécié et vous accompagneront de leurs souhaits parmi vos nouvelles et glorieuses aventures,
Nous espérons que vous ne nous laisserez pas sans nouvelle,

A vous,

Jacques Millevoye. »

A son retour à Sens, il reçoit de son ami Vezzani, réformé au début de la guerre, une lettre exubérante pour lui annoncer qu'il vient d'être déclaré apte à faire campagne. Maurice, qui le connaît bien, juge que ce feu de paille s'éteindra vite sous l'action des premiers projectiles.Lui-même, devenu plus calme et moins impressionnable, mais toujours plein d'une ardeur contenue et d'un patriotisme raisonné, il estime que cette deuxième mentalité, formée par l'expérience, est bien supérieure à la première et plus durable.

5 novembre : En débarquant à Sens, il apprend par son ancien lieutenant que sur 17 hommes dont se composait son escouade du début, 5 ont été tués, 9 sont blessés et 3 malades, dont un à l'article de la mort.

Après son retour, il est inoccupé au dépôt et s'ennuie. Il a beau dévorer les livres d'une bibliothèque d'occasion, les journées sont longues. Il a loué une petite chambre chez une vieille demoiselle, Mlle. Barbe, qui est pleine d'attentions. Pour combattre l'inaction qui lui pèse, il se fait désigner pour suivre à Bourges le cours d'instruction de Mitrailleurs.

6 décembre : Parti de Sens, il arrive à Bourges et se met rapidement au courant, grâce à un travail intensif. Il apprécie les effets terrifiants d'une mitrailleuse bien dirigée, ce dont on se rendait si peu compte en France au début de la campagne. Ce stage, très instructif par ailleurs, le fit affecter plus tard à une compagnie de mitrailleuses, et fut peut-être la cause indirecte de sa mort.

Fin décembre, Maurice rentre à Sens et il y retrouve, avec le même désœuvrement, plus de froid et moins de confortable. Il a même une vie monotone, à périr d'ennui. On profite de leur inaction pour les vacciner contre la fièvre typhoïde.



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