lundi 30 mai 2016

1916 : l'année « Verdun »

Maurice ETIENNE

Sous-Lieutenant au 367ème Régiment d'Infanterie


Chapitre VIII

1916 : l'année « Verdun »




Année 1916



2 Janvier 1916... [suite résumée des lettres de Maurice]. Après un joyeux réveillon de Noël à Nancy, il célèbre le Nouvel An à la popote de sa compagnie, fête rehaussée par de nombreux envois de Paris et de Grenoble (foie gras, chocolats, marrons glacés, fruits confits, etc.).
Maurice à Nancy

Le 1er janvier fut amusant. A minuit, les Boches poussèrent des Hoch colossaux et tirèrent une salve de crapouillots. Les Français ne répondirent rien sur le moment. Mais à midi, ils bombardèrent en règle un petit poste boche situé à 15 mètres de nos tranchées, avec des coquilles d’huîtres et des carcasses de poulet soigneusement raclées. Fritz n'osa pas se montrer tout d'abord. La fête se termina par une dégelée de grenades (Citron Foug) afin d'assaisonner les huîtres.

17 Janvier… Maurice obtient une permission de 10 jours que je viens passer avec lui à Paris. Janvier et février passent lentement, par un temps très froid, très humide ou neigeux, avec de grandes souffrances pour tous ceux qui sont dans les tranchées, et les repos sont rares au 368°. Les Boches montrent de l'activité et on est constamment alerté.

15 Mars… Maurice rend compte avec une satisfaction bien légitime du coup de main heureux qui valut à la 19° Compagnie du 368° les honneurs du communiqué et une citation à l'Ordre de la Brigade (voir citation in fine). Tout avait été préparé dans le plus grand secret et la surprise du coté boche fut complète. Les poilus, brillamment enlevés par les lieutenants Paulard et Etienne, enjambèrent les parapets alors que notre artillerie tirait encore sur les Boches terrés dans leurs cachettes. On fit de ces derniers un grand carnage, et les tranchées ennemies furent enlevées et nettoyées sur un front de 200 mètres.

Maurice fut en outre l'objet d'une citation individuelle à l'Ordre de l'Armée, car il tua de sa main deux Boches, dont un officier, qui refusaient de se rendre, et en fit un troisième prisonnier. Notre fils, cette fois, l'avait échappé belle, car en pénétrant dans la tranchée ennemie, il fut tiré à bout portant par un Boche qui avait simplement laissé son fusil au cran de sécurité. Maurice eut le temps de l'abattre de deux coups de revolver en pleine poitrine.

Le Général Joffre, qui se trouvait près de là, envoya de suite et directement ses félicitations à la Compagnie.

1er avril… C'est la date du décès de mon oncle, le Commandant Aimé Mathieu, né à Virieu-sur-Bourbe (Isère) en septembre 1839, ancien élève de l’École Saint-Cyr, Chevalier de la Légion d'Honneur, ancien maire de Virieu, mort subitement dans sa villa Marguerite, Promenade des Anglais à Nice. Le plus jeune d'une famille de six enfants, il avait tenu à conserver, bien que lui-même n'eût pas d'enfants, l'antique demeure des Glénat à Virieu. On trouvera en détail tout ce qui concerne cette famille et lui-même dans un album où mon oncle en a fait un historique très intéressant. Son intention était que cette propriété restât dans la famille, avec une foule de meubles anciens et curieux objets de souvenir. Mais il prit les dispositions testamentaires les plus directement opposées à la réalisation de ce désir. On dut vendre les deux maisons, jardin, parc, communs, etc... qui étaient depuis des siècles la demeure des Glénat. Ce fut avec une grande tristesse que les héritiers se résignèrent à cette solution. Mon oncle était un fervent du culte familial. Sa maison était restée un temple, un centre où il aimait à recevoir à tour de rôle tous ses parents. Il a consacré dix années de sa retraite à reconstituer la généalogie des Glénat, des Mathieu et des familles proches alliées.

Maintenant, il repose au cimetière de Virieu, à coté de nombreux ascendants, et sera probablement le dernier de la famille dans une région où les noms de Glénat et Mathieu étaient universellement connus et estimés. Les Mathieu à Romans, les Commandeur à Lyon, les Etienne à Paris, Les Lacuire et les Hermil un peu partout n'ont plus de point central de réunion.

6 Avril… Pour revenir à Maurice, il apprend que son ami Georges Robert est près de lui, en face de Pont-à-Mousson, sur la rive droite de la Moselle. Georges lui donne rendez-vous, mais Maurice qui est dans les tranchées et qui commande sa compagnie, ne peut s'absenter.
Sur la Moselle

Les permissions sont suspendues en raison des événements de Verdun et le Service Postal devient très irrégulier. Maurice, après ses dernières citations, est désolé de rester encore Sous-lieutenant à titre « dérisoire ».

21 Avril… Ils sont au repos et Maurice se donne une entorse, ce qui l'oblige à entrer à l'infirmerie. Cette vie monotone et inconfortable commence à peser lourd.

24 Avril… C'est la fête de Pâques, mais combien triste. Ils ont eu néanmoins leur messe en plein air. Maurice reçoit ce jour là des paquets de chatteries de maman et des Robert, ce qui dissipe un peu sa mélancolie.

1er Mai… Il est affecté à la 4° Compagnie de mitrailleuses, l'objet de ses plus ardents désirs. 
Maurice et les autres officiers du Bataillon


Il y retrouve deux très bons amis, les lieutenants Pinot et Bussienne. Du fait de cette mutation, ses conditions d'existence se sont heureusement modifiées. Sur 24 jours, il passe 12 jours aux tranchées et 12 jours au repos.

7 Mai… A coté de cette bonne aubaine, il a un sujet de désolation. Son excellent ordonnance, le fidèle Pouteau n'étant pas mitrailleur, n'a pu l'accompagner. Il est remplacé par un bon sujet, d'une classe supérieure mais peut-être moins débrouillard, nomme Bellouet, pépiniériste à Orléans. Pou le nettoyage, rien ne peut remplacer Pouteau qui brossait et astiquait tout et tout le temps, même les chaussettes.

3 Juin… Le 368°, dont l'effectif a fondu, est dissous et le peu qui en reste est réparti entre les 367° et 369°. Maurice est versé au 367° et reste au Bois-le-Prêtre.
Poste d'observation en réserve
 

14 Juillet… Notre fils voit sa permission remise aux calendes grecques. La Division va quitter le Bois-le-Prêtre pour une destination inconnue, mais la suppression des permes laisse supposer que c'est Verdun, où la lutte continue, furieuse. La photographie ci-après l'indique d'ailleurs.
Cuisine roulante en route pour Verdun

17 Juillet… La Division, fatiguée, va décidément au repos, écrit-il à sa mère. On va faire des sports, dont on a reconnu l'utilité. En réalité, il est déjà près de Verdun. Les permissions ne tarderont pas à être rétablies, et il pense pouvoir prendre la sienne vers la fin du mois, ce qui se réalise, du reste.

9 Août… Il rentre en permission et il trouve sa nomination à titre définitif. Comme la guerre traîne en longueur et qu'on piétine sur place, il sent s'agiter le cafard.

De son coté, Simone passe l'été chez les Robert dans leur campagne de La Tour de l'Orb.

17 Août… Maurice m'écrit pour me dire qu'en rentrant de perme il a été acheminé sur Verdun avec sa Division. Le Général Lebocq, en procédant à la reconnaissance du front, s'est fait amocher. C'est un enfer de mitraille. Il tient Maman dans l'ignorance de la situation.

3 Août… Il en fait part à Maman après les premiers grands combats qui, en épargnant relativement le 367°, ont gravement éprouvé le 369°. Il est sur les pentes de Vaux-Chapitre. Il est trempé par des pluies continuelles et il y a gagné un gros rhume. Il dort toutes les fois qu'il le peut, car il tombe de fatigue après les effroyables luttes qu'ils ont eu à soutenir. On ne trouve rien à boire que du Champagne qu'on fait venir de Bar-le-Duc.

Il vient d'apprendre la mort glorieuse de Pierre Capdepon, presqu'un enfant, il n'avait que 18 ans, tué dans la Somme, à Maurepas le 16 août comme Aspirant dans les Chasseurs à pied. Pierre, un véritable héros, s'était engagé à l'âge de 17 ans pour venger son frère Jean tué dans les Vosges, et avait fait un stage à l’École Saint-Cyr. C'était mon neveu à la mode de Bretagne.

7 Septembre… Maurice est toujours dans le même coin, où il est soumis à un marmitage intense. Le moral des poilus est étonnant et on n'a plus de craintes à avoir du côté de Verdun. Il est vrai que la grosse offensive de la Somme n'a pas peu contribué à cet heureux résultat.

11 Septembre… Il quitte cet enfer et pousse un long soupir de soulagement. Ouf, c'est fini. Le voilà maintenant au repos complet près de Bar-le-Duc. Sa Division s'est admirablement comportée, sans perdre un pouce de terrain. Elle a pris 1500 mètres de tranchées près du Fort de Vaux, et fait de nombreux prisonniers, capturé beaucoup de mitrailleurs. « Le Boche n'existe plus » dit-il dans son enthousiasme. Quant à lui, il est resté un peu sourd après cette terrible canonnade ininterrompue.
Pétain, le général vainqueur de Verdun

19 Septembre… Pendant la relève, Maurice s'échappe en bombe et vient passer deux jours auprès de sa mère à Paris. On leur avait promis quinze jours de repos après Verdun, mais au bout de six jours pendant lesquels ils furent embarqués deux fois, on les renvoya dans les tranchées, non loin de Lunéville, vers Rambermesnil-Aménoncourt, face à Avricourt, contre la forêt de Paroy. C'était un secteur de tout repos, où il tombait un obus tous les trois jours. On est à 1200 mètres des boches ; les guetteurs sont assis à l'extérieur du poste, en fumant leur pipe. Leur consigne est de veiller à ce que les boches ne viennent pas faucher l'herbe dans l'intervalle neutre, ou y faire paître leurs vaches.

Là, il apprend que son cousin, le Lieutenant d'Artillerie René Lacuire, vient d'être légèrement blessé, peut-être, dit Maurice, par un éclat d'obus français. C'est que, depuis Verdun, il en veut à nos artilleurs qui tiraient fréquemment sur notre Infanterie.

25 Septembre… Le secteur est toujours d'un calme parfait. On déjeune en plein air, au clair et on se promène à toute heure sur les parapets.

6 Octobre… Ils n'ont pas changé de secteur mais voici les premiers symptômes de l'hiver et on patauge dans la boue. La Division a reçu des nègres en renfort.

26 Octobre… Il conduit dans un centre d'instruction sa compagnie, dont beaucoup de bleus de la classe 16 ne connaissaient qu'imparfaitement le service des mitrailleuses.

Octobre, Novembre et Décembre se passent dans la neige et la boue, avec peu d'activité et encore moins de confortable. Les nègres sont frigorifiés, mais ils ne se conservent pas mieux pour cela. Codet est toujours dans un hôpital à Troyes. Le Capitaine André Hermil est dans la Somme.

10 Décembre… Maurice prend une permission supplémentaire de quelques jours.

27 Décembre… Il rentre à sa Compagnie le 24 décembre, pour le réveillon, qui fut joyeux, comme d'habitude. Il a reçu de Grenoble d'excellents chocolats de Peloux-Payer envoyés par Madame Émile Clément, et des fondants expédiés par Maman, ce qui lui aide à traverser la période des fêtes. L'Administration lui fournit des bottes en caoutchouc, imperméables mais peu solides, qui sont de première nécessité car la boue argileuse qui constitue le fond des boyaux est merveilleusement apte à conserver l'eau du ciel.

28 Décembre… Il envoie à Maman ses souhaits de bonne année. Il espère que le 1er janvier 1918 nous trouvera tous réunis, mais sans trop y compter !!! L'année 1917 nous réservait la tragique catastrophe.

Quant à Maurice, il dit avoir avoir un moral en acier chromé et il se réjouit de prendre une grande permission régulière au milieu de janvier.

31 Décembre… Situation inchangée. Maurice s'est commandé une superbe paire de bottes en cuir jaune, lacée et montant jusqu'au genou. Il en augure le plus bel effet pour sa permission.


Le 31 décembre, Madame Quiquandon, propre tante de ma femme, née Salviany, est décédée Hôtel Franquières à Grenoble, à l'âge de 96 ans. Elle était la grand-mère de nos cousins Chollier.

dimanche 29 mai 2016

1915 : la première année de guerre

Maurice ETIENNE

Sous-Lieutenant au 367ème Régiment d'Infanterie


Chapitre VII

1915 : la première année de guerre




Année 1915



Janvier 1915... [suite résumée des lettres de Maurice].

Première piqûre, qui le rend assez malade pendant deux jours. Deuxième piqûre sans fièvre. En ce qui concerne leur alimentation, une instruction ministérielle prescrit de leur donner du hareng ou de la morue, deux jours sur trois, afin d'épargner le bétail.

Maurice se fait proposer, soit pour officier d'Infanterie de Réserve, soit pour officier d'Administration. A cet effet il réclame de toute urgence à sa mère un extrait de son casier judiciaire n°2, un certificat de bonne vie et mœurs et des extraits de ses diplômes de Licencié en Droit et de l’École des Sciences Politiques. Son dossier doit être établi pour le 25 janvier.

Il prend tous les quinze jours de petites permissions sous le manteau de la cheminée, pour venir à Paris.

Le 12 février... il reçoit de Paul Guéneau, de Lyon, un imperméable en soie spéciale comprenant pèlerine, couvre-képi, etc. très précieux contre la pluie.

Le 25 février... sa santé se ressentait encore des fatigues antérieures et du manque de confort actuel. Aussi, est-il admis à l'Infirmerie du Dépôt, puis à l'Hôpital Temporaire n°32, service du Docteur Girard, de Sens, pour une otite qui le fait beaucoup souffrir.

Le 19 mars... il sort enfin de l'Hôpital, son otite guérie sans opération. Il appréhende de partir de suite, faible comme il est, car on doit envoyer au front un détachement de 400 hommes pour remplacer en nombre égal des soldats du 368° qui viennent de sauter dans l'explosion d'une mine. Mais sa proposition pour officier la fait maintenir provisoirement au Dépôt.

Le 15 avril... Maurice souffre de l'estomac depuis quelques temps. Il a cessé temporairement du fumer et se nourrit de pâtes. Il loue une chambre à raison de 20Frs par mois. Il va rendre visite au grand-père Boige qui lui a fait un parfait accueil et lui offre un excellent déjeuner, qui le change des harengs (hors d’œuvre, pâtes, côtelettes aux petits pois, poulet, salade, gâteaux, etc.)

Fin avril... en attendant le résultat de sa proposition pour officier, il est nommé sergent et appelé à faire l'instruction des Bleus de la classe 16, ce qui le distrait et lui plaît même beaucoup. A Sens, il se distingue avec son escouade en éteignant un incendie.

Début mai... il passe un premier examen éliminatoire en vue de sa proposition pour officier de Réserve. Son Commandant lui pose les deux questions suivantes :
1/- surface du cercle ???
2/- Formation de l'unité allemande
Très brillant sur la première, il montra beaucoup de fantaisie et d'originalité pour la seconde. Il est juste de dire que l'une et l'autre des questions n'avaient qu'un rapport lointain avec le service des tranchées. Maurice est retenu comme admissible.

Le 14 mai... avec le printemps, les conditions matérielles de la vie se sont beaucoup améliorées. L'examen général pour officier de réserve approchant, il se fait envoyer un certain nombre de livres. De mon coté, je le recommande à l'un de mes anciens subordonnés du front, la Capitaine Cassanade, officier d'ordonnance du Général Commandant la Subdivision, Président du Jury des examens. L'examen de Maurice se déroule d'ailleurs dans de bonnes conditions, et il eut d'excellentes notes.

Le 20 juin... notre fils fait ses préparatifs pour se rendre avec ses hommes au camp d'Estissac, en vue de manœuvres à exécuter dans cette région.

Le 28 juin... il reçoit la nouvelle de la mort de son cousin Jean Capdepon, âgé de 30 ans, Lieutenant aux Chasseurs Alpins, tué le 21 juin 1915 à la tête de sa section d'une balle en plein cœur à Metzeral dans les Vosges. Jean avait déjà été grièvement blessé en Alsace en même temps que Maurice.

Il apprend également que sa proposition pour officier n'avait pas abouti. J'avais bien écrit au Général Margot, Directeur de l'Infanterie, pour lui recommander Maurice, mais ma lettre arriva trop tard. L'échec provient du défaut d'ancienneté dans le grade de sergent, la barre ayant été tirée juste au-dessus du nom de mon fils, malgré les bonnes notes obtenues, et dont j'obtins confirmation par la voie du Général.

Dans le même temps, Maurice reçoit l'ordre de quitter Estissac et de se rendre à Sens, en vue d'un départ prochain au front.

Le 1er Juillet... Maurice part pour Sens, extrêmement regretté par les jeunes recrues qu'il avait instruites et qui demandaient en masse à partir avec lui. Il a le temps de faire un saut Paris pour ses adieux à Maman. Il sait qu'il est affecté à la 20° Compagnie du 368° du Bois-le-Prêtre, Quart de Réserve, secteur postal 84, à l'ouest de Pont-à-Mousson.

Le 3 Juillet... il quitte Sens et rejoint sa compagnie, toujours comme sergent. Le secteur est calme pour le moment.

Le 5 juillet... Maurice paraît satisfait. Les conditions matérielles sont bonnes. Ce jour là, ils ont déjeuné avec du homard sauce mayonnaise et une grosse omelette. Mais l'eau est détestable et il se fait envoyer du permanganate de potasse pour la purifier. Il est heureux de rencontrer son cousin, le Lieutenant du Génie André Hermil, au cœur de la forêt de Puvenelle, et le lendemain il tombe dans les bras de son meilleur ami, le Médecin aide-Major Henri Codet. Tous les trois déjeunent ensemble au fond du Bois-le-Prêtre.
Vue du sommet du parapet d'une tranchée de première ligne ; tranchées ennemies à 40 mètres


Cela commence à chauffer dans le secteur. Maurice a eu une grosse déception de ne pas être nommé Sous-lieutenant, mais au lieu de se décourager il se promet de « faire l'impossible pour gagner en face de l'ennemi le galon qui lui a été refusé une première fois à l'intérieur. » 
Maurice dans la tranchée, sous la croix


Le Bois-le-Prêtre est un endroit malsain. Les pertes récentes y ont été énormes, et malgré un gros renfort amené par Maurice, on n'a pu reconstituer qu'un bataillon à compagnies réduites. On commence à se rendre compte que la campagne sera longue.

Le 13 Juillet... on est toujours convenablement approvisionné en vivres mais Maurice réclame des cigarettes. Ils ont eu à soutenir de très rudes attaques. L'effort boche commence à se briser de ce coté. Notre fils signale la discordance de la réalité avec les affirmations des communiqués officiels.

Le 19 juillet... le 368° est redescendu du Quart de Réserve, à l'effectif de 400 hommes, et on l'a reconstitué à un seul bataillon. Son Capitaine, Vannier, ne lui inspire pas grande confiance. C'est un comptable au Comptoir Général d'Escompte.

Au contraire, il apprécie beaucoup son chef de Bataillon, le Commandant Maréchal. Le chef d’État-Major est le Commandant Guerrier, qu'il a connu à Trégastel. Le Colonel Eberlé ne se montre pas souvent.

La Brigade est commandée par le Colonel Florentin, avec qui il s'est toujours bien entendu et qui est la bravoure faite officier.

Il ne cesse de pleuvoir, les tranchées sont pleines d'eau, et on ne peut dormir une heure. On mange ce que l'on peut, et froid. Il faut constamment veiller aux marmites et torpilles.

Le 24 Juillet… le régiment est au repos dans la forêt de Puvenelle, après douze jours des plus pénibles. Maurice retrouve André ainsi que Codet, qui lui offre un gîte et d'excellents repas. En descendant du Bois-le-Prêtre, son capitaine l'a proposé pour Sous-lieutenant et il exulte. Son chef ignorait la proposition antérieure, « j'ai donc l'illusion de croire que c'est dû à mon seul mérite. », écrit Maurice.

Le 27 Juillet… le régiment remonte dans les tranchées. Il ne cesse de pleuvoir et Maurice réclame à grands cris son imperméable et sa montre. Il se porte très bien, malgré la pluie diluvienne, et il a gagné un appétit d'ogre dans cette vie au plein air. Il envoie des bagues d'aluminium à sa mère et ses sœurs.

Le 1er Août… il est toujours aux tranchées, entre Fey-en-Haye et Quart-en-Réserve. Il pleut sans discontinuer. Le régiment sera relevé demain et envoyé pour six jours en seconde ligne.

Le 4 Août… il apprend, ce jour là, sa nomination au grade de Sous-lieutenant à titre temporaire, à dater du 29 juillet. Il est affecté à la 19° Compagnie du 368°, même secteur. Il écrit cette nouvelle de Pont-à-Mousson où il est allé s'équiper. Il réclame d'urgence des effets.

Le 5 Août… le Sous-lieutenant Maurice Etienne est aux anges. Outre un bon mandat qui courrait depuis quelques temps après lui, il touche son indemnité de premier équipement, 650 Frs, qui lui semble une fortune. Il s'équipe à Pont-à-Mousson avec modération, car les Mussipontins, sous prétexte de bombardement, majorent sérieusement leurs prix. Il réalise néanmoins l'objet de ses rêves depuis le début, l'achat de deux articles de luxe « un stylo et un rasoir Gilette. » En même temps, il reçoit de sa mère du linge et une montre. La vie d'officier lui paraît superlativement bonne. Plus de fusil, ni de baïonnette, ni de harnais qui écrase le dos. Mais ce qu'il apprécie par-dessus tout, c'est un ordonnance. Il a eu – de ce coté – la main heureuse. Il est tombé sur un brave auvergnat nommé Pouteau, le plus dévoué et le plus débrouillard des hommes. Ce dernier – qui a déjà enterré deux sous-lieutenants – vient d'en expédier un troisième, blessé, sur Lyon. Maurice espère que la Providence trouvera ce compte suffisant pour un seul ordonnance.. Du reste il y a beaucoup d'auvergnats dans sa compagnie et les autres soldats les appellent « les Alliés », leur déniant ainsi la qualité de français. La compagnie ne compte que 110 hommes, au lieu de l'effectif normal de 200 hommes et plus.
Le soldat Pouteau, nommé ordonnance de Maurice

Tous les officiers de son Bataillon sont des réservistes à l'exception du Commandant Maréchal. Son nouveau capitaine est – dans le civil – un placier en gros, aimable mais peu militaire. Leur moral est médiocre. Quant à lui, toujours optimiste, il essaie de réchauffer cette atmosphère, mais – in petto – il reconnaît que la situation sur le front, la vraie, n'est pas toujours celle que vantent les journaux. Il ajoute que ses collègues, malgré tous les ordres ministériels, ont dans le voisinage leurs épouses ou assimilées.

Enfin, par malheur et comme étant le plus jeune de grade, il remplit les fonctions de chef de popote, situation peu enviable, car peu dans ses cordes, alors que les cuistots des officiers ont gravement besoin d'être surveillés.

Il a reçu une lettre de Vezzani qui s'est fait verser dans une usine à l'intérieur. Il le prévoyait.

Le 8 Août… il prévient Maman qu'à dater de ce jour toutes les lettres du front devront être remises ouvertes ; il ne pourra donc plus relater que des banalités. Mais le but de cette mesure sera difficilement atteint. Car avec la logique française, on donne en même des permissions, et les permissionnaires vont se charger du transport des lettres.
Ils montent aux tranchées.

Le 10 Août… La pluie fait rage. Les 3 kilomètres de boyaux de communications ont – dans le fond – 40 centimètres d'eau. Lui-même a un abri assez confortable à l'épreuve des projectiles de calibre moyen. On va bientôt les mettre au repos dans la forêt de Puvenelle, et il pourra finir de s'habiller et de s'équiper.

Le 12 Août… Maurice vient de recevoir d'Alger, par les soins de Magdeleine, un paquet soi-disant de linge, qui contient en réalité d'excellents cigares. Ils ont un gros succès auprès des membres de la popote. Depuis quelques temps, les Boches ne sont pas sages, et on médite de leur infliger une correction.

Le 13 Août… Dans les tranchées, on a de l'eau jusqu'aux genoux. L'Autorité a rapporté la décision concernant l'ouverture des lettres, de crainte de mécontenter les poilus. En outre, ces derniers qui depuis 40 jours n'ont pas vu une seule maison, murmurent et réclament que leur prochain repos ait lieu dans un village français, et non dans des paillotes nègres, au fond d'un bois. L’Autorité leur donne satisfaction, car il importe de ménager le moral des soldats si durement éprouvés.

Maurice apprend qu'Henri Crépey a été versé dans l’Artillerie, arme moins éprouvée que l'Infanterie.

Le 15 Août… A l'occasion de la fête de l'Assomption, il assiste à une messe en plein air, près de l'Auberge St. Pierre. La cérémonie est dénuée de tout luxe. Les bougies n'ont rien voulu savoir pour rester allumées, et la toile de tente qui servait de nappe d'autel s'est envolée deux fois pendant le Saint-Sacrifice. La fenêtre à gauche de la tête du prêtre, sur la photo, est celle de la chambre de Maurice au cantonnement.

Le 18 Août… Magdeleine, qui est à Alger auprès de son beau-père le Général Hanoteau, Gouverneur de la ville, lui fait savoir qu'elle est convalescente d'une forte fièvre typhoïde. En même temps, sa belle-mère s'est cassée la jambe en tombant dans un escalier de leur villa officielle et garde le lit. Tout s'est bien passé, grâce aux bons soins du Docteur Benhamou, Professeur-adjoint à la Faculté. Nous n'avions été prévenus de rien.

Le 20 Août… le 368° arbore pour la première fois le casque d'acier, qui parut d'abord un peu lourd, mais semble diminuer dans de fortes proportions la fréquence ou la gravité des blessures à la tête. Codet s'est fait évacuer sur un hôpital pour fatigue généralisée.

Le 25 Août… Maurice prend sa première leçon d'équitation avec André Hermil, sur un vieux cheval de cuisine roulante.

Le 30 Août… La Division, la 73° du Général Lebocq, a été relevée toute entière et ramenée au repos en arrière du front, à proximité de Nancy. Elle a besoin d'être retapée, matériellement et moralement, après une année passée en luttes continuelles et acharnées au Bois-le-Prêtre.

Maurice date ses lettres de Liverdun où il se trouve délicieusement bien. Il profite de cette villégiature pour canoter et se perfectionner dans l'équitation.
Maurice à Liverdun, au premier plan

Le 7 Septembre… Il est au repos, remettant ses hommes en mains par de fréquents exercices. Depuis le 2, il est en possession d'un superbe uniforme neuf bleu horizon, et d'un imperméable, objet suprême de ses désirs.

Le 12 Septembre… le 368° quitte Liverdun pour une destination inconnue, qui ne sera probablement pas le Bois-le-Prêtre, dit-il à sa mère.

Le 22 Septembre… (lettre écrite à moi) Des camions automobiles viennent de les enlever inopinément et de les transporter à pied d’œuvre, c.a.d. à La Croix des Carmes et au quart de Réserve. La vie dure va recommencer, mais il ne faut pas le dire à Maman, à qui il raconte qu'il est toujours au repos.

Le 25 Septembre… De son coté, on prépare un fort coup de torchon qui permettra d'utiliser les travaux du Génie préparés par le Lieutenant André Hermil. L'attente du signal d'exécution fait une drôle d'impression à fleur de peau.

Depuis une quinzaine, Maman et ses sœurs sont à Prudhomme. Maurice continue à leur laisser croire qu'ils sont toujours à Liverdun.

Le 26 Septembre… L'attaque projetée, subordonnée aux événements de Champagne, parait de jour en jour plus probable. Les hommes, à qui on a lu la circulaire du Général Joffre, sont convaincus que ça ira et leur moral est remarquable.

Malgré sa confiance en sa bonne étoile, Maurice prévoit le pire. En m'écrivant, il me fait une sorte de testament. D'abord un aperçu de sa situation financière, actif et passif, après envoi de sa solde à Maman. Il a 80 Frs sur lui, une jolie montre en argent au poignet et un stylo. S'il est tué, réclamer sa belle cantine neuve qui renferme pas mal d'effets personnels, et surtout son Gilette. Il laisse Maman dans l'ignorance de sa situation géographique et de l'attaque en préparation.

Le 4 Octobre… L'attaque n'a pas encore eu lieu, mais André Hermil a vendu la mèche, et Maman sait que Maurice est remonté dans les tranchées. A la date du 4 octobre, Maurice obtient la Croix de Guerre et une bonne citation à l'ordre de la Brigade pour être allé chercher, de jour, à 30 mètres des réseaux de fil de fer ennemis et avoir ramené dans nos lignes un blessé allemand (voir citation in fine).
Un coin, à Fay-en-Haye

Le 7 Octobre… l'attaque est ajournée sine die.

Le 9 Octobre… Grâce à la Croix de Guerre et à l'intervention du Général Roques, son commandant d'Armée, il obtient une permission de dix jours pour Paris.
Maurice (sous la croix)

Le 20 Octobre… A son retour, et jusqu'au 1er janvier 1916, Maurice se plaint du froid, de la neige, du désœuvrement, de l'ennemi, pendant ces longues journées et ces interminables nuits dans les tranchées, le tout entrecoupé de quelques rares repos, dont un passé pour l'instruction à Jaillon, près de Liverdun.

Toutefois, sa santé se maintient bonne, sauf « un léger rhumatisme sous le petit doigt du pied gauche, une bagatelle. »


En somme, l'année 1915 lui a plutôt été favorable. On est dans l'attente d'événements militaires importants, dès que le temps le permettra.

samedi 14 mai 2016

1914 : la mobilisation et le départ au front

Maurice ETIENNE

Sous-Lieutenant au 367ème Régiment d'Infanterie


Chapitre VI

1914 : la mobilisation et le départ au front




Année 1914 – (seconde moitié)



Les événements se précipitaient. A partir du 27 juillet la guerre était considérée comme inévitable. Les premiers transports de cavalerie vers la frontière commencèrent le mercredi 29, après une série d'appels individuels. Enfin, l'ordre général de mobilisation fut publié le samedi 1er août à 3 heures du soir, et les affiches commençaient de suite à couvrir les murs autour du Ministère de la Guerre.

Le 1er jour de la mobilisation était fixé au 2 août. Mon intention n'est pas de raconter tout ou partie des opérations d'ordre général, mais de suivre Maurice pas à pas, jusqu'au 28 juin 1917, date de sa mort.

A partir du vendredi 31 juillet, il se produisit à Paris une grande gêne pour le règlement des achats courants, en raison du manque de monnaie. Quant aux banques, elles ne se dé-saisissaient plus des comptes courants, en sorte que plus d'un citoyen fortuné se trouva momentanément gêné. Pour la première fois on vit apparaître les coupures de 20 francs, de 10 et de 5 francs, de la Banque de France, commodes mais insuffisantes en nombre et ne satisfaisant pas encore tous les besoins en menue monnaie. Il fallut longtemps pour qu'à Paris la Chambre de Commerce émit de plus faibles coupures. L'exemple devait nous venir de province. Pour ma part, j'eus de la peine à solder les chaussures de campagne de Maurice.

Le samedi soir 1er août, il y eut une dernière réunion à la maison. Le dîner comprenait Maurice et son ami intime Vezzani, jeune entrepreneur en ciment armé, André Hermil, alors élève à l’École des Ponts et Chaussées, qui se disposait à rejoindre son dépôt du Génie à Avignon, nous laissant sa malle et son testament, et enfin René Lacuire qui allait partir au dépôt du 2° d'Artillerie à Grenoble, ses examens interrompus ne devant jamais être terminés. En effet, les admissibles à l'X furent considérés comme reçus.

Le dernier repas en commun fut néanmoins plein d'entrain. Une bouteille de Haut-Brion fut vidée au succès certain de nos armes. Une seconde, mise de coté pour le jour de la victoire finale, est encore là. Notre réunion ne pouvait être plus complète.

Le dimanche 2 août fut consacré aux préparatifs de départ, rendus d'autant plus difficiles qu'aucun mode de transport ne fonctionnait plus. Le départ définitif eut lieu le lundi matin, 3 août, deuxième jour de la mobilisation. Pendant que je prenais le train à 8 heures du matin à la gare Montparnasse pour Angers, où j'allais occuper les fonctions de Chef d’État-Major de la 86° Division Territoriale, Maurice se rendait à la gare de Lyon pour rejoindre à Sens le dépôt du 368° Régiment d'Infanterie. Il était caporal à la 18° Compagnie. Tous ces mouvements dans Paris coûtèrent beaucoup de temps et de fatigue, car il fallait tout porter à bras avec l'aide, il est vrai, de nombreux citoyens d'un enthousiasme indescriptible, qui soulageaient de leur mieux les premiers mobilisés.



Quant à Pierre et Magdeleine, détachés à Chartres, ils furent ramenés à Versailles par un train militaire.

Cinq jours après, Maurice s'embarquait avec son régiment, lesté de dix Louis d'or, Il allait constituer, dans la région de Toul, la 73° Division qui devait prendre part à nos premiers combats. Ce que fit le régiment de Maurice jusqu'au 20 septembre ne nous est qu'imparfaitement connu. Mais avant de résumer les quelques lettres que le service postal, si défectueux au début, avait laissé filtrer, je dois dire que ma femme et mes deux filles, le premier torrent de fuyards civils écoulé hors de Paris, s'étaient rendues vers le 20 août dans la Nièvre, à Prudhomme, propriété du Général Hanoteau, qui, de Versailles, avait été nommé Gouverneur d'Alger. Ce fut la position centrale de la famille pendant la bourrasque août-septembre 1914. 

Simone Etienne, Hélène Hanoteau et Magdeleine Etienne
 

Je vais maintenant résumer les brèves lettres de Maurice, placées par ordre chronologiques. Beaucoup ne donnent que de simples indications de santé.

5 août 1914 : Nous nous embarquons de Sens pour Toul « afin de tirer quelques teutons » Moral général excellent.

9 août : Départ de Toul pour se porter en avant « histoire de s'amuser un peu »

12 août : Maurice est aux environs de Pont-à-Mousson, au fond d'une tranchée, dans une position mal commode. On n'a pas encore pris le combat avec les boches. On entend seulement le canon tout près et le tac-tac des mitrailleuses. Les hommes ont dans l'idée qu'ils sont destinés à investir et à prendre Metz. Ils tuent quelques uhlans en reconnaissance et fusillent deux espions. Ils vivent largement sur le pays, « avec poules, canards, lapins, œufs, lait, etc. recueillis soit à titre gracieux soit à la foire d'empoigne. »





Quinze jours se passent en marches, confections de tranchées, fusillades d'espions appartenant à toutes les classes de la société, qui pullulent etc... par une chaleur torride, sans quitter la région. Puis, l'offensive allemande s'étant produite, départ pour Luneville, Bayon, etc. où le régiment arrive trop tard, seulement pour enterrer les morts. Maurice est frappé de la très forte proportion des gradés tués du coté français.

10 septembre : Ensuite, la 368° revient dans la région de Toul et prend part à des luttes très vives qui aboutissent à la reprise de Point-à-Mousson. Alors aux environs du 10 septembre, nouvelle fugue du coté de Saint-Mihiel, le Fort de Troyon, la trouée de Spada. Les combats furent très violents et les avalanches de projectiles furent telles que Maurice affirme « décidément les balles n'ont pas voulu de moi » Il est sale, noir, avec une barbe hirsute. Les repas sont plus qu'irréguliers et il a fallu plus d'une fois renverser la marmite pour se remettre en route. Avec cela, la pluie s'est mise de la partie et on couche fréquemment étendu dans l'herbe humide. Le linge commence à faire défaut et Maurice n'a plus qu'une chemise en loques. Par exemple, il a pu se rendre possesseur d'une superbe capote bavaroise qui se venge en l'écrasant de son poids.

18 septembre : Quoique épuisé par ces marches et combats ininterrompus, le 368° reçoit l'ordre de se poster contre le flanc gauche des fortes colonnes ennemies marchant de Metz sur Toul, et une lutte opiniâtre s'engage vers Flirey-Limey.

20 septembre : C'était un dimanche. Dans la journée, le 368° s'était emparé de Limey, après un violent bombardement de notre artillerie, suivi d'un assaut à la baïonnette. La nuit suivante se passa à se chauffer dans les maisons du village qui brûlait en partie. Il pleuvait depuis une quinzaine de jours, et pouvoir se sécher parut une bonne aubaine.

21 septembre : Le lendemain, à 4 heures du matin, les boches prononcent un retour offensif, préparé par une rafale de projectiles contre le village, dont les rares maisons intactes prennent feu. Le 368° est forcé d'évacuer Limey et le Capitaine de la 18° Compagnie, en se repliant, commet la lourde faute de déployer ses hommes à la sortie même du village, sur une position déjà repérée par l'artillerie adverse. La 1ère escouade, celle de Maurice, est prise sous le feu et mise instantanément hors de combat. Le capitaine est tué, la tête emportée par un projectile. Quant à Maurice, il reçoit trois balles de shrapnel à la tête, savoir « l'une qui pénètre dans la joue gauche et s'y incruste entre chair et peau, la deuxième qui déchire superficiellement la joue droite, à quelques millimètres au-dessous de l’œil, la troisième qui écorche le cuir chevelu, sans grande gravité ». Une quatrième l'atteint à l'épaule gauche, et une cinquième traverse l'avant-bras droit dans une partie de sa longueur, du coude au poignet. Cette dernière blessure fut la plus douloureuse, la plus gênante et la plus longue à se cicatriser. Au moment où il se relevait, tout couvert de sang, un deuxième obus tombe à ses pieds, s'enfonce dans le sol, et projette Maurice en l'air à plus de deux mètres de hauteur, sans le blesser directement. Mais en retombant, mon fils se luxe l'épaule. Quand il reprend ses sens, il se trouve seul et incapable de porter son sac dont il dut se débarrasser, ainsi que de la fameuse capote bavaroise.
Il avait eu sa pipe cassée à la bouche.
En résumé, aucune de ces blessures ne met ses jours en danger et il cherche un poste de secours pour se faire panser. Mais tout a battu en retraite, et il doit faire 6 kilomètres à pied avant de rencontrer la moindre formation sanitaire. Ses jambes, heureusement, sont valides, mais son épaule le fait cruellement souffrir. De l'ambulance, il envoyé sur Toul, puis sur Lyon.

24 septembre : Après un interminable trajet, il est hospitalisé à l'Hôpital Municipal N° 307, au 18 rue de la Reconnaissance à Villeurbanne, dirigé par Madame Herriot, où il arrive vers le 24 septembre. Là, il est admirablement soigné. Nos parents de Lyon, Jeanne Crépet, Paul Etienne, Ferdinand Commandeur, Professeur à la Faculté de Médecine, viennent aussitôt le voir et le comblent de tout ce qui peut lui être agréable.

28 septembre : Maman et Simone, dès qu'elles furent prévenues, quittent Prudhomme pour venir s'installer à son chevet. Elles le trouvent couvert de bandages, méconnaissable, très amaigri, avec une barbe de sapeur. Sa sœur Magdeleine vient les rejoindre.



3 octobre : Madame Herriot obtient que Maurice soit affecté à l'Hôpital Millevoye, N° 35 au 14 quai de l'Est à Lyon, ce qui le rapproche de la famille. Nous ne serons jamais assez reconnaissant à la famille Millevoye des soins qu'elle a prodigué à notre fils, de son dévouement si affectueux, de ses attentions et des mille distractions qu'elle lui a procurées. La période de convalescence, rapidement arrivée, fut pour Maurice une oasis délicieuse au milieu des tribulations de cette terrible guerre. Il était invité de tous cotés, et chacun s'ingéniait à lui rendre la vie douce.

22 octobre : Maman et nos deux filles rentrèrent à Prudhomme, leur présence n'étant plus utile à Lyon. Puis, la situation militaire le permettant, elles revinrent définitivement à Paris le 25 octobre.

L'heure du départ allait sonner aussi pour Maurice que des soins aussi dévoués avaient bien remis sur pied. Les derniers jours furent l'occasion de réceptions charmantes, de la part de tous les membres de ma famille et de mon ami Paul Guéneau. Mon fils s'y rendait en tenue civile, ses vêtements de guerre étant presque in-portables, et il empruntait pour cela les habits du jeune Millevoye. Le Docteur Ferdinand Commandeur voulut lui offrir son dernier repas.

3 novembre : Le mardi 3 novembre, dans la soirée, Maurice, très ému, quittait Lyon où il était arrivé en si piteux état et dont il conservait un souvenir attendri. Pendant ces six semaines d'hospitalisation, son poids avait augmenté de six kilos. De ses blessures, il ne subsistait qu'une forte cicatrice à l'avant-bras et une glorieuse balafre à la joue gauche, y compris la balle qui y était restée prisonnière.

Une fois arrivé à Sens, et installé, il écrivit une lettre de remerciement à M. Millevoye, qui lui répondit en ces termes :

« Lyon, le 23 novembre.

Mon cher et jeune ami,

La salle Jeanne d'Arc de l'Asile Auxiliaire vous regrette, et aussi tous les camarades, toutes les infirmières et l'Administrateur, etc. Le bridge est plus mélancolique et les farces, qui sévissent toujours, sont moins joyeuses. Tous, nous vous suivons de nos vœux dans les tranchées où vous allez bientôt retourner. Ce sera pour vous une vie nouvelle, car aux temps héroïques où vous avez été blessé, vous n'aviez pas encore connu l'existence souterraine. Mais avec votre excellent état moral, vous saurez prendre le bon coté des choses. Votre entrain relèvera le courage de vos compagnons et, par 10° de froid, vous les réchaufferez avec votre gaîté. Il est excellent qu'il y ait, dans ces trous d'hivernage, des cœurs bien trempés qui, par leur calme et leur optimisme, dissipent l'ennui et les regrets. Je suis sûr que vous serez un de ces donneurs d'exemple parmi lesquels la vaillance est facile parce qu'ils l'ont dans le sang. Du moins, dans ces longues heures d'hiver, vous pourrez évoquer, pour vous réconforter à votre tour, la vive sympathie de ceux qui, à l'Hôpital du Quai de l'Est, vous ont connu et apprécié et vous accompagneront de leurs souhaits parmi vos nouvelles et glorieuses aventures,
Nous espérons que vous ne nous laisserez pas sans nouvelle,

A vous,

Jacques Millevoye. »

A son retour à Sens, il reçoit de son ami Vezzani, réformé au début de la guerre, une lettre exubérante pour lui annoncer qu'il vient d'être déclaré apte à faire campagne. Maurice, qui le connaît bien, juge que ce feu de paille s'éteindra vite sous l'action des premiers projectiles.Lui-même, devenu plus calme et moins impressionnable, mais toujours plein d'une ardeur contenue et d'un patriotisme raisonné, il estime que cette deuxième mentalité, formée par l'expérience, est bien supérieure à la première et plus durable.

5 novembre : En débarquant à Sens, il apprend par son ancien lieutenant que sur 17 hommes dont se composait son escouade du début, 5 ont été tués, 9 sont blessés et 3 malades, dont un à l'article de la mort.

Après son retour, il est inoccupé au dépôt et s'ennuie. Il a beau dévorer les livres d'une bibliothèque d'occasion, les journées sont longues. Il a loué une petite chambre chez une vieille demoiselle, Mlle. Barbe, qui est pleine d'attentions. Pour combattre l'inaction qui lui pèse, il se fait désigner pour suivre à Bourges le cours d'instruction de Mitrailleurs.

6 décembre : Parti de Sens, il arrive à Bourges et se met rapidement au courant, grâce à un travail intensif. Il apprécie les effets terrifiants d'une mitrailleuse bien dirigée, ce dont on se rendait si peu compte en France au début de la campagne. Ce stage, très instructif par ailleurs, le fit affecter plus tard à une compagnie de mitrailleuses, et fut peut-être la cause indirecte de sa mort.

Fin décembre, Maurice rentre à Sens et il y retrouve, avec le même désœuvrement, plus de froid et moins de confortable. Il a même une vie monotone, à périr d'ennui. On profite de leur inaction pour les vacciner contre la fièvre typhoïde.