Maurice
ETIENNE
Sous-Lieutenant
au 367ème Régiment d'Infanterie
Chapitre
IX
1917 :
Verdun,
la
mort au bout du chemin
Année
1917
20
Janvier 1917... [suite résumée des lettres de Maurice]. Maurice
rentre de permission et remonte aux tranchées. Le secteur reprend de
l'activité, le froid également ; le thermomètre atteint -23°.
Il
apprend le mariage d'une amie de Simone, Élisabeth Bluet, avec un
professeur agrégé de Philosophie qui est mobilisé. Il recommande à
Simone de faire davantage de bons gâteaux et moins de philosophie
que son amie qui est toute à la préparation de sa licence
Le
27 Janvier… Événement de menue importance. Maurice a déjeuné à
la Brigade, où l'on s'ennuie ferme mais dont le cuistot connaît
bien son affaire. Il a reçu une mission de confiance, en étant
nommé chef des Patrouilleurs d’Élite du Bataillon.
A
Amiens, j'avais eu l'occasion de consulter pour lui une émule de
Madame de Thèbes qui m'avait prédit qu'il épouserait, à la fin de
la guerre, une jeune fille blonde. Maurice se moque de la pythonisse
et raille toutes les velléités matrimoniales qui viendraient à se
produire avant le chambard final.
Le
6 Février… Le froid continuant à être excessif, Maurice a
commencé à apprécier les chaussettes très chaudes qu'il avait
considérées jusqu'à présent comme « une
invention issue d'une civilisation décadente et névrosée. »
Le
19 Février… Son ami, le Lieutenant Bussienne, quitte la 4° C.M.
du 367° pour entrer dans l'aviation. Il apprend aussi le décès de
Madame Quinton.
Le
2 Mars… Maurice a été détaché pour suivre un cours spécial à
Lunéville, destiné à former des apprentis commandants de
Compagnie. Maurice y a obtenu d'excellentes notes, excepté pour
l'équitation où il ne manque pas tant de solidité que de grâce.
Le
2 Avril… C'est le lundi Saint 2 avril que notre fils prit à Paris
sa dernière permission. La semaine était plutôt sévère ; le
temps était froid, la neige tombait. Nous avions une cuisinière qui
était une brave fille mais qui ignorait les premiers principes de
son art. Notamment, elle n'avait jamais su
saler un plat. Elle n'avait donc rien de ce qu'il fallait pour rendre
savoureux les menus maigres de la Semaine Sainte, en sorte que la
cuisine paternelle ne put faire oublier à Maurice les mauvais jours
de sa popote. Malgré ce contretemps, malgré l'absence de
distractions à cette époque de l'année, Maurice était content de
tout, heureux de tout ; il ne quittait pas un instant la maison
paternelle, le refuge où il se sentait à l'abri. Il semblait
vouloir se faire regretter plus encore !
Moi-même,
prévenu un peu tard, j'arrivai en permission le lundi de Quasimodo
et je ne pus passer que quatre jours avec notre fils, jusqu'au 11
avril. Je l'accompagnai au départ jusqu'à la Nation du
Métropolitain (Pont Mirabeau), le cœur un peu gros, et je
l'embrassai plus tendrement encore que de coutume, en le recommandant
à Dieu.
Maurice,
plus ému lui aussi en quittant la maison, se retournait fréquemment
vers la fenêtre d'où Maman continuait à lui envoyer ses adieux,
jusqu'au tournant de l'avenue
qui lui cacha à tout jamais celle qui – depuis 26 ans –
prodiguait sa vie pour lui.
Les
uns et les autres, nous étions assiégés de sombres pressentiments.
Maurice avait pénétré déjà trois fois dans la fournaise de
Verdun. Il en était sorti indemne malgré les mille chances qu'il
avait d'y rester. Enseveli sous un abri qu'un énorme projectile
avait bouleversé, Maurice ne s'en était tiré que
providentiellement, grâce au dévouement admirable de ses hommes qui
l'avaient en quelque sorte déterré. Des milliers de projectiles de
tous calibres avaient semé la mort autour de lui, coupant, broyant,
empoisonnant, détruisant tout ce qui vit. Maurice y avait échappé,
comme par miracle. Mais ce miracle se reproduirait-il toujours ?
On conçoit nos angoisses qui allaient être justifiées par la plus
terrible réalité.
Le
28 Avril… Maurice, en rentrant à sa compagnie, la trouva au
repos. Le temps était devenu splendide et on augurait bien de la
campagne d'été. Toutefois une contrariété, bien futile sans
doute, l'attendait : un bel uniforme neuf, qu'il avait commandé
à Paris chez Richard en vue de sa permission de juillet et qu'il
rapportait avec lui sans avoir pu procéder à un second essayage,
était complètement manqué. « La
culotte serait trop large pour un Zouave, et je n'ai pu, malgré tous
mes efforts, entrer dans la tunique. »
C'était donc un four complet, et il fallut faire arranger, dans la
mesure du possible, cet uniforme par un tailleur du Bataillon.
Le
25 Mai… Maurice a une crise d'entérite, par suite du surmenage,
de la chaleur insolite et de la mauvaise eau. Il en est réduit à un
régime qui ne lui plaît guère, « des
nouilles et de l'eau de riz. »
Il
vient d'apprendre que son ex-ordonnance Pouteau, passé au 369°, a
été gravement blessé au ventre, qu'il s'en est tiré, mais qu'il a
du être réformé.
Le
30 Mai… Maurice va mieux. Il parle vaguement du calme de son
secteur, alors que lui-même est de nouveau en route pour Verdun. Il
est vrai que, sans donner ce dernier détail, il promet d'écrire
tous les deux jours.
Le
1er
Juin… Sans rapporter des faits bien décisifs, il constate qu'à
la suite de l'insuccès de l'offensive Nivelle et de la durée
indéfinie de la guerre, l'esprit des hommes n'est plus aussi bon
qu'autrefois.
Le
14 Juin… Ses lettres, où il s'étend sur la température
excessive, la beauté de la campagne et l'exploitation des mercantis,
alors qu'il est en pleine bataille à Verdun, n'ont d'autre but que
de tranquilliser sa mère. Il lui dit seulement de ne pas s'alarmer
de ce qu'elle peut entendre dire à droite et à gauche, que ce sont
la plupart du temps des racontars exagérés.
Le
15 Juin… Revenant sur la question brûlante du moral de l'armée,
de la campagne alarmiste et même défaitiste que poursuivait une
propagande criminelle, il ajoute que le Général de Castelnau, grand
chef sur le front, venait de faire paraître une note magnifique qui
remettait bien les choses au point.
Pour
lui, qui a toujours été patriote ardent et optimiste quand même,
il se rend compte qu'il faut beaucoup de doigté avec des hommes
partis dans la conviction de faire une guerre à fond mais courte et
qui voient la lutte se cristalliser dans des boyaux humides, sans
qu'il leur apparaisse une lueur de solution.
Plus
que jamais, il faut remonter le moral des poilus et les exhorter à
la patience, dans la certitude du succès final. Un mot
d'encouragement et d'affection vaut mieux que tous les blâmes. Il
s'en est aperçu ces jours derniers, avec sa compagnie qui exulte,
parce qu'elle a gagné le concours de tir à la mitrailleuse de la
Division et qu'elle a obtenu un témoignage de satisfaction dont
chacun est fier.
Le
26 Juin… Il est très sobre de détails et les lignes rapides
indiquent déjà qu'il écrit d'un endroit où les bureaux sont
sommairement installés. Il revient à la pensée de sa prochaine
permission. Il sait que sa mère et ses sœurs sont en villégiature
à Seyssins, petite localité près de Grenoble, et il se réjouit
d'aller les rejoindre. Il reçoit même une photographie (ci-après)
représentant sa sœur aînée au milieu de ses deux cousines,
Marcelle et Suzanne.
A Seyssins, juin 1917, Marcelle Hermil, Magdeleine Etienne et Suzanne Lacuire |
Il
tombe en ce moment une pluie diluvienne, qu'adoucit la température
sénégalienne de ce mois.
Le
même jour il me donne – à moi personnellement – des nouvelles
plus circonstanciées. Sa Division, relevée des tranchées le 26
mai, est allée
se reconstituer dans un camp d'instruction. De là, on les a dirigé
sur Verdun, mais au lieu d'aller sur le rive droite, comme dans les
trois affaires précédentes, moins snobs cette fois, ils restent
rive gauche. Pour m'expliquer, sans trahir les secrets de l’État,
le point où il se trouve, et faisant allusion à sa quatrième
intervention sur Verdun, il dit que c'était prévu car jamais trois
sans quatre, jeu de mots assez intelligible pour m'indiquer qu'il est
à la côte 304. Il ajoute que le marmitage, sans être aussi
effroyable que l'année précédente sur les pentes de Vaux, est
suffisamment intense.
Je
reçus cette lettre le 30 juin, et la situation de notre fils ne
laissa pas que de m'inspirer une grande anxiété.
Le
28 Juin… Quelques mots à sa mère pour la rassurer encore. Le
temps s'est remis au beau et lui-même continue à se bien porter. Il
accepterait volontiers d'être adjoint à l'armée américaine, poste
pour lequel sa connaissance de la langue anglaise l'ont fait
proposer.
Ce
sont les dernières lignes que nous devions recevoir de Maurice.
Quelques heures après les avoir écrites, il était tué raide par
un obus allemand, mais nous ne devions apprendre sa mort que 25 jours
plus tard. Le récit qui va suivre nous a été rapporté par ses
chefs, ses camarades et les témoins de la catastrophe.
Pour
préciser la situation, disons d'abord que ma femme et mes deux
filles étaient arrivées à Seyssins vers le milieu de Juin, pour un
séjour de trois mois, et qu'une partie notable de la famille,
concentrée dans la région, attendait Maurice vers le milieu du mois
d'Août. Mon gendre, le Capitaine du Génie Pierre Hanoteau, ainsi
que se femme, notre fille Magdeleine, seraient pet-être des nôtres
à la même époque. Quant à moi, Commandant d’Étapes à
Villers-Cotterêts, je pouvais espérer que mes fonctions, assez
absorbantes par ailleurs, me permettraient de faire coïncider mon
séjour en Dauphiné avec celui de mon fils. Les vacances
s'annonçaient donc sous d'heureux auspices. Plus d'un projet
d'avenir s'élaborait discrètement, mais Dieu n'en permit pas la
réalisation.
Les
lettres de Maurice, dont la plupart ne renfermaient que des
assurances de bonne santé, se succédèrent avec régularité
jusqu'au 2 juillet, date à laquelle parvint à Seyssins la dernière,
écrite le 28 juin. Puis le silence se fit, pesant et d'autant plus
angoissant que notre fils avait solennellement promis d'écrire tous
les deux jours. Les lettres pressantes que nous lui adressions, ma
femme et moi, restaient sans réponse, alors que les journaux
faisaient allusion à de sanglants combats livrés autour de Verdun,
où nous savions qu'il était.
Mais
peut-être n'était-il que blessé !!!
Enfin,
le voile se déchira sur l'affreuse réalité. Le 23 Juillet à 15
heures, un Commandant qui m'était adjoint, dépouillant comme
d'habitude mon volumineux courrier de service, vint me trouver fort
pâle, et me tendit une lettre personnelle qui courrait après moi
depuis une douzaine de jours, dans mes résidences précédentes. Je
la lus, la mort dans l'âme, n'osant la comprendre. En voici le
contenu, daté du 9 juillet 1917.
« Mon
Commandant,
Je
prend aujourd'hui la liberté de vous écrire, en vous priant de
rassembler tout votre courage pour supporter la douleur qui vient de
vous frapper.
Votre
fils, Maurice Etienne, vient de tomber au champ d'honneur, face à
l'ennemi. Il est tombé en brave, le 28 juin, vers 19H15, pendant
l'attaque allemande sur la côte 304. Deux éclats d'obus l'ont
frappé, l'un à la tête, l'autre au sein gauche, atteignant
probablement la région du cœur et déterminant la mort instantanée,
alors qu'il disposait ses grenadiers pour la défense de ses pièces.
Son
corps a été ramené à l'arrière, mis en bière, et inhumé au
cimetière de Dombasles-en-Argonne. Avant de quitter le secteur, nous
avons pu lui construire un petit entourage, et une croix porte tous
les renseignements permettant d'identifier sa tombe. Une plaque de
zinc à son nom a également été clouée à son cercueil.
Les
objets personnels qu'il avait sur lui ont été rassemblés et, pour
qu'ils vous parviennent plus sûrement, je les ai fait remettre à un
camarade, le Lieutenant Bussienne, Escadrille F.25, qui doit partir
prochainement en permission. Ces objets comprennent un portefeuille,
une croix
de guerre, un porte-monnaie et son contenu, un stylo, un agenda et
les clés de ses cantines. Les cantines vous seront renvoyées par la
voie normale.
Notre
pauvre camarade ne laisse que des regrets au Régiment où il était
estimé de tous. Pour ma part, sa mort me remplit d'une peine
profonde. J'étais son commandant de compagnie et nous vivions cette
même vie depuis fort longtemps. Il était devenu mon meilleur ami et
sa perte m'a vivement attristé.
J'ai
préféré attendre un peu avant de vous annoncer cette mauvaise
nouvelle, en vous laissant le soin d'en prévenir Madame Etienne.
Veuillez...etc…
signé :
Lieutenant
Pinot, 367° Régiment d'Infanterie, 4°Cie.M. »
C'était,
sans préparation ni ménagement, ce qui faisait notre cauchemar
perpétuel depuis deux ans, devenu réalité. Nous ne reverrions plus
jamais notre fils, inhumé depuis 25 jours.
Tombe de Maurice à Dombasle |
Le
premier éblouissement dissipé, je me préoccupai des miens. Un
télégramme à Grenoble chargea Madame Émile Clément de préparer
discrètement la pauvre mère. Simone revenait ce même jour d'un
pèlerinage à La Salette. Un deuxième télégramme à ma femme
l'invitait à rentrer à Paris à cause de Maurice, ce qu'elles
firent le 24, Simone et elle, ne comprenant pas encore complètement
pourquoi ceux qui les accompagnaient à la gare de Grenoble versaient
des larmes. En rentrant chez nous, elles ignoraient encore toute
l'étendue de notre malheur. Elles ne l'apprirent que par le Cabinet
du Ministre avec qui j'avais correspondu.
Après
avoir fait dire, le 24, une messe à Villers-Cotterêts et écrit au
367° pour avoir d'autres détails, j'arrivai à Paris le 26 au
matin, et l'entrevue avec ma femme fut ce que l'on devine. Dieu, qui
avait été invoqué si souvent, journellement, en faveur de notre
fils, n'avait pas cru devoir nous exaucer, réservant ses rigueurs
pour les siens, sans pitié pour les supplications des parents et les
larmes des mères !
Je
ne ferai pas un tableau de notre douleur. Elle dure encore, moins
expansive mais aussi profonde que le premier jour. Notre vie était
brisée avec la perte du fils unique. Cela ne diminue en rien la
tendresse que l'on voue aux filles, mais elles sont
destinées à perdre le nom familial, et être absorbées dans
d'autres familles, comme les rivières dans les fleuves.
Je
ne parlerai ni des démarches, assez longues, pour rentrer en
possession des chers souvenirs du défunt, ni des témoignages de
sympathie qui nous parvinrent de tous cotés.
Le
plus grand adoucissement à notre tristesse fut la religion. C'est
grâce à elle que nous conservons le seul, l'inébranlable espoir de
revoir Maurice un jour. C'est grâce à elle que nous pouvons encore
lui venir en aide par les prières et les autres moyens d'assistance
que nous procure l’Église. C'est un but dans notre vie.
Enfin,
malgré toute notre peine,nous restons fiers de notre fils qui, après
avoir donné pendant trois ans un magnifique exemple de force morale
et d'abnégation à toute épreuve, est tombé en héros, face à
l'ennemi, pour la France. Ce sang,
noblement versé, est la rançon de la victoire et le rachat de bien
des défaillances.
Nous
croyons, nous savons que les yeux qu'on ferme voient encore ;
qu'une telle mort est une sorte de martyre, car elle est
l'accomplissement intégral du Devoir, « usque ad mortem »,
et que la communion persistante entre notre fils et nous se
transformera un jour, bientôt, en réunion effective et définitive.
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