mardi 7 juin 2016

1917 : Verdun, la mort au bout du chemin

Maurice ETIENNE

Sous-Lieutenant au 367ème Régiment d'Infanterie


Chapitre IX

1917 : Verdun, la mort au bout du chemin




Année 1917



20 Janvier 1917... [suite résumée des lettres de Maurice]. Maurice rentre de permission et remonte aux tranchées. Le secteur reprend de l'activité, le froid également ; le thermomètre atteint -23°.

Il apprend le mariage d'une amie de Simone, Élisabeth Bluet, avec un professeur agrégé de Philosophie qui est mobilisé. Il recommande à Simone de faire davantage de bons gâteaux et moins de philosophie que son amie qui est toute à la préparation de sa licence

Le 27 Janvier… Événement de menue importance. Maurice a déjeuné à la Brigade, où l'on s'ennuie ferme mais dont le cuistot connaît bien son affaire. Il a reçu une mission de confiance, en étant nommé chef des Patrouilleurs d’Élite du Bataillon.

A Amiens, j'avais eu l'occasion de consulter pour lui une émule de Madame de Thèbes qui m'avait prédit qu'il épouserait, à la fin de la guerre, une jeune fille blonde. Maurice se moque de la pythonisse et raille toutes les velléités matrimoniales qui viendraient à se produire avant le chambard final.

Le 6 Février… Le froid continuant à être excessif, Maurice a commencé à apprécier les chaussettes très chaudes qu'il avait considérées jusqu'à présent comme « une invention issue d'une civilisation décadente et névrosée. »

Le 19 Février… Son ami, le Lieutenant Bussienne, quitte la 4° C.M. du 367° pour entrer dans l'aviation. Il apprend aussi le décès de Madame Quinton.

Le 2 Mars… Maurice a été détaché pour suivre un cours spécial à Lunéville, destiné à former des apprentis commandants de Compagnie. Maurice y a obtenu d'excellentes notes, excepté pour l'équitation où il ne manque pas tant de solidité que de grâce.
Le 2 Avril… C'est le lundi Saint 2 avril que notre fils prit à Paris sa dernière permission. La semaine était plutôt sévère ; le temps était froid, la neige tombait. Nous avions une cuisinière qui était une brave fille mais qui ignorait les premiers principes de son art. Notamment, elle n'avait jamais su saler un plat. Elle n'avait donc rien de ce qu'il fallait pour rendre savoureux les menus maigres de la Semaine Sainte, en sorte que la cuisine paternelle ne put faire oublier à Maurice les mauvais jours de sa popote. Malgré ce contretemps, malgré l'absence de distractions à cette époque de l'année, Maurice était content de tout, heureux de tout ; il ne quittait pas un instant la maison paternelle, le refuge où il se sentait à l'abri. Il semblait vouloir se faire regretter plus encore !

Moi-même, prévenu un peu tard, j'arrivai en permission le lundi de Quasimodo et je ne pus passer que quatre jours avec notre fils, jusqu'au 11 avril. Je l'accompagnai au départ jusqu'à la Nation du Métropolitain (Pont Mirabeau), le cœur un peu gros, et je l'embrassai plus tendrement encore que de coutume, en le recommandant à Dieu.

Maurice, plus ému lui aussi en quittant la maison, se retournait fréquemment vers la fenêtre d'où Maman continuait à lui envoyer ses adieux, jusqu'au tournant de l'avenue qui lui cacha à tout jamais celle qui – depuis 26 ans – prodiguait sa vie pour lui.

Les uns et les autres, nous étions assiégés de sombres pressentiments. Maurice avait pénétré déjà trois fois dans la fournaise de Verdun. Il en était sorti indemne malgré les mille chances qu'il avait d'y rester. Enseveli sous un abri qu'un énorme projectile avait bouleversé, Maurice ne s'en était tiré que providentiellement, grâce au dévouement admirable de ses hommes qui l'avaient en quelque sorte déterré. Des milliers de projectiles de tous calibres avaient semé la mort autour de lui, coupant, broyant, empoisonnant, détruisant tout ce qui vit. Maurice y avait échappé, comme par miracle. Mais ce miracle se reproduirait-il toujours ? On conçoit nos angoisses qui allaient être justifiées par la plus terrible réalité.


Le 28 Avril… Maurice, en rentrant à sa compagnie, la trouva au repos. Le temps était devenu splendide et on augurait bien de la campagne d'été. Toutefois une contrariété, bien futile sans doute, l'attendait : un bel uniforme neuf, qu'il avait commandé à Paris chez Richard en vue de sa permission de juillet et qu'il rapportait avec lui sans avoir pu procéder à un second essayage, était complètement manqué. « La culotte serait trop large pour un Zouave, et je n'ai pu, malgré tous mes efforts, entrer dans la tunique. » C'était donc un four complet, et il fallut faire arranger, dans la mesure du possible, cet uniforme par un tailleur du Bataillon.

Le 25 Mai… Maurice a une crise d'entérite, par suite du surmenage, de la chaleur insolite et de la mauvaise eau. Il en est réduit à un régime qui ne lui plaît guère, « des nouilles et de l'eau de riz. »

Il vient d'apprendre que son ex-ordonnance Pouteau, passé au 369°, a été gravement blessé au ventre, qu'il s'en est tiré, mais qu'il a du être réformé.

Le 30 Mai… Maurice va mieux. Il parle vaguement du calme de son secteur, alors que lui-même est de nouveau en route pour Verdun. Il est vrai que, sans donner ce dernier détail, il promet d'écrire tous les deux jours.

Le 1er Juin… Sans rapporter des faits bien décisifs, il constate qu'à la suite de l'insuccès de l'offensive Nivelle et de la durée indéfinie de la guerre, l'esprit des hommes n'est plus aussi bon qu'autrefois.

Le 14 Juin… Ses lettres, où il s'étend sur la température excessive, la beauté de la campagne et l'exploitation des mercantis, alors qu'il est en pleine bataille à Verdun, n'ont d'autre but que de tranquilliser sa mère. Il lui dit seulement de ne pas s'alarmer de ce qu'elle peut entendre dire à droite et à gauche, que ce sont la plupart du temps des racontars exagérés.

Le 15 Juin… Revenant sur la question brûlante du moral de l'armée, de la campagne alarmiste et même défaitiste que poursuivait une propagande criminelle, il ajoute que le Général de Castelnau, grand chef sur le front, venait de faire paraître une note magnifique qui remettait bien les choses au point.

Pour lui, qui a toujours été patriote ardent et optimiste quand même, il se rend compte qu'il faut beaucoup de doigté avec des hommes partis dans la conviction de faire une guerre à fond mais courte et qui voient la lutte se cristalliser dans des boyaux humides, sans qu'il leur apparaisse une lueur de solution.

Plus que jamais, il faut remonter le moral des poilus et les exhorter à la patience, dans la certitude du succès final. Un mot d'encouragement et d'affection vaut mieux que tous les blâmes. Il s'en est aperçu ces jours derniers, avec sa compagnie qui exulte, parce qu'elle a gagné le concours de tir à la mitrailleuse de la Division et qu'elle a obtenu un témoignage de satisfaction dont chacun est fier.

Le 26 Juin… Il est très sobre de détails et les lignes rapides indiquent déjà qu'il écrit d'un endroit où les bureaux sont sommairement installés. Il revient à la pensée de sa prochaine permission. Il sait que sa mère et ses sœurs sont en villégiature à Seyssins, petite localité près de Grenoble, et il se réjouit d'aller les rejoindre. Il reçoit même une photographie (ci-après) représentant sa sœur aînée au milieu de ses deux cousines, Marcelle et Suzanne.
A Seyssins, juin 1917, Marcelle Hermil, Magdeleine Etienne et Suzanne Lacuire
Il tombe en ce moment une pluie diluvienne, qu'adoucit la température sénégalienne de ce mois.

Le même jour il me donne – à moi personnellement – des nouvelles plus circonstanciées. Sa Division, relevée des tranchées le 26 mai, est allée se reconstituer dans un camp d'instruction. De là, on les a dirigé sur Verdun, mais au lieu d'aller sur le rive droite, comme dans les trois affaires précédentes, moins snobs cette fois, ils restent rive gauche. Pour m'expliquer, sans trahir les secrets de l’État, le point où il se trouve, et faisant allusion à sa quatrième intervention sur Verdun, il dit que c'était prévu car jamais trois sans quatre, jeu de mots assez intelligible pour m'indiquer qu'il est à la côte 304. Il ajoute que le marmitage, sans être aussi effroyable que l'année précédente sur les pentes de Vaux, est suffisamment intense.

Je reçus cette lettre le 30 juin, et la situation de notre fils ne laissa pas que de m'inspirer une grande anxiété.

Le 28 Juin… Quelques mots à sa mère pour la rassurer encore. Le temps s'est remis au beau et lui-même continue à se bien porter. Il accepterait volontiers d'être adjoint à l'armée américaine, poste pour lequel sa connaissance de la langue anglaise l'ont fait proposer.

Ce sont les dernières lignes que nous devions recevoir de Maurice. Quelques heures après les avoir écrites, il était tué raide par un obus allemand, mais nous ne devions apprendre sa mort que 25 jours plus tard. Le récit qui va suivre nous a été rapporté par ses chefs, ses camarades et les témoins de la catastrophe.
Pour préciser la situation, disons d'abord que ma femme et mes deux filles étaient arrivées à Seyssins vers le milieu de Juin, pour un séjour de trois mois, et qu'une partie notable de la famille, concentrée dans la région, attendait Maurice vers le milieu du mois d'Août. Mon gendre, le Capitaine du Génie Pierre Hanoteau, ainsi que se femme, notre fille Magdeleine, seraient pet-être des nôtres à la même époque. Quant à moi, Commandant d’Étapes à Villers-Cotterêts, je pouvais espérer que mes fonctions, assez absorbantes par ailleurs, me permettraient de faire coïncider mon séjour en Dauphiné avec celui de mon fils. Les vacances s'annonçaient donc sous d'heureux auspices. Plus d'un projet d'avenir s'élaborait discrètement, mais Dieu n'en permit pas la réalisation.
Madame Pierre Hanoteau, née Magdeleine Etienne
Les lettres de Maurice, dont la plupart ne renfermaient que des assurances de bonne santé, se succédèrent avec régularité jusqu'au 2 juillet, date à laquelle parvint à Seyssins la dernière, écrite le 28 juin. Puis le silence se fit, pesant et d'autant plus angoissant que notre fils avait solennellement promis d'écrire tous les deux jours. Les lettres pressantes que nous lui adressions, ma femme et moi, restaient sans réponse, alors que les journaux faisaient allusion à de sanglants combats livrés autour de Verdun, où nous savions qu'il était.

Mais peut-être n'était-il que blessé !!!

Enfin, le voile se déchira sur l'affreuse réalité. Le 23 Juillet à 15 heures, un Commandant qui m'était adjoint, dépouillant comme d'habitude mon volumineux courrier de service, vint me trouver fort pâle, et me tendit une lettre personnelle qui courrait après moi depuis une douzaine de jours, dans mes résidences précédentes. Je la lus, la mort dans l'âme, n'osant la comprendre. En voici le contenu, daté du 9 juillet 1917.

« Mon Commandant,

Je prend aujourd'hui la liberté de vous écrire, en vous priant de rassembler tout votre courage pour supporter la douleur qui vient de vous frapper.
Votre fils, Maurice Etienne, vient de tomber au champ d'honneur, face à l'ennemi. Il est tombé en brave, le 28 juin, vers 19H15, pendant l'attaque allemande sur la côte 304. Deux éclats d'obus l'ont frappé, l'un à la tête, l'autre au sein gauche, atteignant probablement la région du cœur et déterminant la mort instantanée, alors qu'il disposait ses grenadiers pour la défense de ses pièces.

Son corps a été ramené à l'arrière, mis en bière, et inhumé au cimetière de Dombasles-en-Argonne. Avant de quitter le secteur, nous avons pu lui construire un petit entourage, et une croix porte tous les renseignements permettant d'identifier sa tombe. Une plaque de zinc à son nom a également été clouée à son cercueil.

Les objets personnels qu'il avait sur lui ont été rassemblés et, pour qu'ils vous parviennent plus sûrement, je les ai fait remettre à un camarade, le Lieutenant Bussienne, Escadrille F.25, qui doit partir prochainement en permission. Ces objets comprennent un portefeuille, une croix de guerre, un porte-monnaie et son contenu, un stylo, un agenda et les clés de ses cantines. Les cantines vous seront renvoyées par la voie normale.

Notre pauvre camarade ne laisse que des regrets au Régiment où il était estimé de tous. Pour ma part, sa mort me remplit d'une peine profonde. J'étais son commandant de compagnie et nous vivions cette même vie depuis fort longtemps. Il était devenu mon meilleur ami et sa perte m'a vivement attristé.

J'ai préféré attendre un peu avant de vous annoncer cette mauvaise nouvelle, en vous laissant le soin d'en prévenir Madame Etienne.

Veuillez...etc…

signé :
Lieutenant Pinot, 367° Régiment d'Infanterie, 4°Cie.M. »

C'était, sans préparation ni ménagement, ce qui faisait notre cauchemar perpétuel depuis deux ans, devenu réalité. Nous ne reverrions plus jamais notre fils, inhumé depuis 25 jours.
Tombe de Maurice à Dombasle

Le premier éblouissement dissipé, je me préoccupai des miens. Un télégramme à Grenoble chargea Madame Émile Clément de préparer discrètement la pauvre mère. Simone revenait ce même jour d'un pèlerinage à La Salette. Un deuxième télégramme à ma femme l'invitait à rentrer à Paris à cause de Maurice, ce qu'elles firent le 24, Simone et elle, ne comprenant pas encore complètement pourquoi ceux qui les accompagnaient à la gare de Grenoble versaient des larmes. En rentrant chez nous, elles ignoraient encore toute l'étendue de notre malheur. Elles ne l'apprirent que par le Cabinet du Ministre avec qui j'avais correspondu.

Après avoir fait dire, le 24, une messe à Villers-Cotterêts et écrit au 367° pour avoir d'autres détails, j'arrivai à Paris le 26 au matin, et l'entrevue avec ma femme fut ce que l'on devine. Dieu, qui avait été invoqué si souvent, journellement, en faveur de notre fils, n'avait pas cru devoir nous exaucer, réservant ses rigueurs pour les siens, sans pitié pour les supplications des parents et les larmes des mères !

Je ne ferai pas un tableau de notre douleur. Elle dure encore, moins expansive mais aussi profonde que le premier jour. Notre vie était brisée avec la perte du fils unique. Cela ne diminue en rien la tendresse que l'on voue aux filles, mais elles sont destinées à perdre le nom familial, et être absorbées dans d'autres familles, comme les rivières dans les fleuves.

Je ne parlerai ni des démarches, assez longues, pour rentrer en possession des chers souvenirs du défunt, ni des témoignages de sympathie qui nous parvinrent de tous cotés.

Le plus grand adoucissement à notre tristesse fut la religion. C'est grâce à elle que nous conservons le seul, l'inébranlable espoir de revoir Maurice un jour. C'est grâce à elle que nous pouvons encore lui venir en aide par les prières et les autres moyens d'assistance que nous procure l’Église. C'est un but dans notre vie.

Enfin, malgré toute notre peine,nous restons fiers de notre fils qui, après avoir donné pendant trois ans un magnifique exemple de force morale et d'abnégation à toute épreuve, est tombé en héros, face à l'ennemi, pour la France. Ce sang, noblement versé, est la rançon de la victoire et le rachat de bien des défaillances.

Nous croyons, nous savons que les yeux qu'on ferme voient encore ; qu'une telle mort est une sorte de martyre, car elle est l'accomplissement intégral du Devoir, « usque ad mortem », et que la communion persistante entre notre fils et nous se transformera un jour, bientôt, en réunion effective et définitive.
Une des dernières photos de Maurice sur le front




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